Avis « Prorogation de l'état d'urgence sanitaire et libertés »

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0132 du 31 mai 2020
Record NumberJORFTEXT000041939463
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Date de publication31 mai 2020

Assemblée plénière du 26 mai 2020 (adoption à 38 voix pour et 4 abstentions)


Dans son avis " prorogation de l'état d'urgence sanitaire et libertés ", la CNCDH réitère ses préoccupations quant au régime d'exception instauré en France pour lutter contre l'épidémie de covid-19. Elle attire l'attention sur l'ampleur des restrictions aux droits fondamentaux apportées par le maintien de l'état d'urgence sanitaire et les mesures adoptées dans ce cadre - qui vont parfois bien au-delà de la réponse à la crise sanitaire - tant en ce qui concerne les libertés publiques et les droits sociaux que l'organisation et le fonctionnement de la justice, ainsi que sur les problèmes soulevés par le recours aux systèmes d'information. La CNCDH formule onze recommandations à l'intention des pouvoirs publics afin de garantir un meilleur respect des droits de l'homme.

1. Dans ses avis du 28 avril 2020 (1), la CNCDH a rendu publique l'inquiétude que lui inspirent le recours à ce nouveau régime d'exception et la cinquantaine d'ordonnances adoptées sur la base des 38 habilitations que prévoit la loi du 23 mars 2020 (2). La CNCDH a rappelé " que si des mesures limitatives des droits et libertés peuvent être prises compte tenu de situations exceptionnelles, c'est à la condition qu'elles respectent les principes de stricte nécessité, d'adaptation et de proportionnalité. De même, il est impératif que ces mesures respectent le principe de non-discrimination qui interdit notamment toute discrimination fondée sur le handicap, l'âge ou l'origine sociale " (3). Le 3 mai 2020, par une lettre de son président, elle a alerté le Premier ministre sur les difficultés que posait la prorogation de l'état d'urgence sanitaire (4), décidée par la loi du 11 mai 2020 (5).
2. L'adoption d'un autre projet de loi par l'Assemblée nationale en première lecture le 14 mai 2020 n'a malheureusement pas levé les inquiétudes. Ce texte renforce encore les prérogatives du Gouvernement en prévoyant de nouvelles habilitations pour adopter des ordonnances (6). Il inquiète la CNCDH notamment en ce qu'il rend possible de nouvelles dérogations aux règles de droit commun.
Ainsi cette loi et ce projet de loi confirment, en l'accentuant, une concentration des pouvoirs entre les mains de l‘Exécutif inédite en période de paix, déjà soulignée par la CNCDH dans un de ses avis du 28 avril 2020 (7).
Ces pouvoirs exceptionnels s'ajoutent aux dispositions de l'article L. 3131-1 du code de la santé publique (CSP) mises en œuvre par le ministre des solidarités et de la santé entre le 14 mars 2020 et le 23 mars 2020, afin de suspendre l'exercice des droits et libertés par de simples arrêtés, sur la base d'un texte dont la conformité des dispositions à la Constitution est douteuse. Le Conseil d'Etat, dans son avis du 1er mai 2020, a en effet appelé " l'attention du Gouvernement sur la nécessité de revoir le dispositif prévu par les articles L. 3131-1 et suivants du code de la santé publique afin de garantir sa conformité aux exigences constitutionnelles et conventionnelles " (8).
3. La CNCDH estime que l'urgence sanitaire ne peut être invoquée pour servir de justification à des restrictions de droits et libertés aussi importantes que celles découlant des lois des 23 mars et 11 mai 2020 et des décrets des 11 et 12 mai 2020 (9). Elle invite le Gouvernement et le Parlement à mettre immédiatement un terme à toute mesure restrictive de liberté qui ne serait pas strictement nécessaire et adaptée à la finalité exclusive de la lutte contre l'épidémie. Sans faire un bilan de la situation, la Commission souhaite attirer l'attention sur l'ampleur des restrictions aux droits fondamentaux apportées par le maintien de l'état d'urgence sanitaire et les mesures adoptées dans ce cadre - qui vont parfois bien au-delà de la réponse à la crise sanitaire - tant en ce qui concerne les libertés publiques et les droits sociaux que l'organisation et le fonctionnement de la justice, ainsi que sur les problèmes soulevés par le recours aux systèmes d'information.

Sur les atteintes aux libertés publiques et aux droits sociaux

4. La CNCDH, sans nier les graves conséquences sanitaires de la pandémie de covid-19, relève que les restrictions apportées dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire et de sa prorogation sont d'une ampleur jamais égalée, tant par leur généralisation à l'ensemble des droits et libertés que par leur étendue. Celles apportées à la liberté individuelle par les mesures initiales de confinement perdurent désormais pour les personnes contaminées ou suspectées de l'être. S'y ajoutent des atteintes à la dignité des personnes qui, dans les Ehpad, les hôpitaux ou dans les établissements psychiatriques, demeurent privées de l'accompagnement d'une partie de leurs proches (10). La rupture des liens expose les personnes particulièrement vulnérables, souvent en perte de repères et ne comprenant pas la situation de crise sanitaire, à un risque de majoration de leurs troubles, voire pour les personnes âgées, à " un syndrome de glissement ".
D'autres libertés continuent d'être entravées, telles que celles d'aller et de venir, de réunion et de manifestation, de culte ou la liberté d'entreprendre. Il en va de même de l'accès effectif aux services publics ou aux équipements publics ou privés.
Le respect de la vie privée est mis en cause par le recours à des systèmes d'information spécifiques (infra). Il le serait plus encore si étaient mis en œuvre des logiciels de traçage.
Au-delà de la fermeture des frontières qui entrave leur parcours d'exil et l'exercice même du droit constitutionnel et conventionnel de demander asile, les demandeurs d'asile et les réfugiés voient leur vulnérabilité aggravée par l'insuffisance évidente des dispositifs de premier accueil. Plus largement, l'insécurité juridique en matière de titre de séjour des personnes migrantes les place dans une situation de précarité économique et sociale accrue.
5. L'ampleur des restrictions apportées aux droits et libertés dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ne peut que susciter les plus grandes inquiétudes de la CNCDH. Elle rappelle en premier lieu que le principe de sécurité juridique constitue un objectif de valeur constitutionnelle dont le respect s'impose au législateur comme au gouvernement, sans que l'état d'urgence sanitaire n'autorise à s'en écarter. Pourtant, la législation sur l'état d'urgence sanitaire souffre de nombreuses imprécisions, dont les mesures de mise en quarantaine et d'isolement sont certainement les exemples les plus illustratifs. La variété de l'étendue et de la durée des restrictions des libertés les rendent par ailleurs imprévisibles, d'autant que l'exécutif peut, à tout moment - compte tenu de l'ampleur de ses pouvoirs - les renforcer. Elle est enfin, et par la même, souvent inintelligible.
6. En second lieu, le respect du principe de légalité qui s'impose aux mesures de police administrative, même en état d'exception, exige leur stricte nécessité, adaptation et proportionnalité aux circonstances. Le rappel régulier de cette triple condition par la législation de l'état d'urgence sanitaire, comme par le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat, ne suffit toutefois pas à en assurer l'effectivité. La CNCDH s'inquiète tout particulièrement, au regard du principe de stricte nécessité, de l'usage de drones pour assurer la surveillance de lieux publics (11). N'est ainsi pas conforme à l'exigence d'une adaptation adéquate à la situation sanitaire un zonage du territoire fondé non pas sur le seul risque de contamination au vu du nombre de personnes contaminées, mais sur des éléments divers qui, soit rendent compte des carences de la politique de santé publique (comme le nombre de lits disponibles en réanimation), soit ne sont pas précisés(12). N'est pas proportionnée aux circonstances, car non associée à des garanties suffisantes pour préserver les formes d'expression collective, l'interdiction des réunions au vu du seul nombre de participants et non de la taille du lieu en cause ou encore le maintien d'une interdiction très large des rassemblements sur la voie publique. La CNCDH rappelle que la pertinence et la cohérence des...

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