Avis « usages de drogues et droits de l'homme »

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0055 du 5 mars 2017
Record NumberJORFTEXT000034134859
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Date de publication05 mars 2017

(Assemblée plénière - 8 novembre 2016 adoption : 22 voix " pour ", 5 voix " contre ", 11 abstentions)

1. " Fantasme et réalité, le mot “drogues” attire et fait peur. Il représente à la fois, pour nos sociétés modernes, l'incarnation du mal absolu et l'espoir illusoire de vivre mieux ou moins mal. Tour à tour remèdes ou/et poisons, les drogues touchent à ce que les hommes ont de plus intime, à leurs fragilités et leurs désirs secrets. C'est ce double visage, celui qui guérit et celui qui détruit, qui rend cette question tellement complexe qu'elle brûle les doigts de tous ceux qui, dans les sociétés développées, tentent d'élaborer des réponses rationnelles. C'est aussi ce qui explique la tentation des réponses manichéennes et des déclarations péremptoires qui, en mettant à distance la réalité complexe des choses, évitent de s'y confronter. Comme s'il fallait nécessairement choisir un camp entre laxisme et répression, banalisation et dramatisation… " (1).
2. Dix ans plus tard, le constat dressé par Nicole Maestracci, première présidente de la Mission permanente de lutte contre la toxicomanie (devenue la MILDECA [2]), demeure inchangé, la question des drogues et de leurs usages restant, en France, un sujet tabou. Pourtant, cette question touche la société toute entière, à travers la vie quotidenne de chacun d'entre nous (3). Les drogues et leur usage constituent ainsi une vraie question citoyenne et politique, qui justifie la volonté de la CNCDH de contribuer à la réflexion à travers le présent avis. L'approche de la Commission, fondée sur les droits de l'homme, permet notamment de dépasser les clivages que le sujet de la consommation de drogues suscite, en plaçant le respect et l'effectivité des droits fondamentaux au cœur du débat.
3. Une telle ambition suppose un effort de définition sémantique préalable. En effet, il n'existe pas de définition juridique de la notion de drogue. L'architecture juridique repose seulement sur une liste de substances classées comme produits stupéfiants, dont l'usage est réglementé (4). Faute de définition juridique, on peut néanmoins s'accorder sur la définition suivante : est considérée comme drogue toute substance psychoactive capable de modifier les fonctions psychiques et/ou physiologiques d'un individu, à savoir l'humeur, la pensée, le comportement ou l'émotion. Une drogue est susceptible de créer une dépendance psychologique ou physique. Les différents critères permettant de classer une drogue sont ses propriétés thérapeutiques, la dépendance qu'elle occasionne et ses effets sur le système nerveux central. La classification juridique des produits stupéfiants détermine quant à elle les conditions dans lesquelles l'usage de la drogue est licite ou illicite.
4. Par ailleurs, les théories médicales invitent à penser en termes de comportements (addiction) et non en termes de produits. L'Organisation mondiale de la santé (OMS), définit l'addiction par l'impossibilité de contrôler une pratique visant à produire du plaisir ou à écarter une sensation de malaise, et d'interrompre sa poursuite malgré ses conséquences négatives. L'objet de l'addiction devient progressivement une " béquille " dont la personne ne peut plus se passer. Elle envahit son quotidien, au point de compromettre son avenir. Les addictions, quelles qu'elles soient, sont considérées comme des dépendances pathologiques, et leur diversité (tabac, alcool, produits pharmaceutiques, substances illicites) rend difficilement intelligible la frontière entre produits licites et produits illicites. Plus encore, cette distinction entre substances licites et illicites constitue souvent un frein à l'effectivité des politiques publiques de lutte contre les addictions. Il ne s'agit pas ici de nier la dangerosité intrinsèque des drogues et leur potentiel addictif, mais de rappeler que tous les produits psychoactifs, licites ou illicites, sont potentiellement dangereux, que l'environnement, le contexte de consommation et la quantité consommée jouent un rôle dans le développement - ou non - de la dépendance et enfin que, pour un même produit, tous les individus ne sont pas égaux devant le risque de dépendance (5).
5. Le mandat de la CNCDH étant de promouvoir le respect et la défense des droits de l'homme et des libertés fondamentales, pour tous, sans aucune sorte de distinction et de façon juste et universelle, et d'être un lieu de dialogue sur les questions thématiques relatives à tous les droits de l'homme, il justifie l'adoption d'un avis sur la pertinence des réponses politiques apportées au développement de l'usage des drogues dans la société française. L'objectif de la Commission est ainsi de contribuer au débat sur cet usage, à l'appréciation de ses conséquences aussi bien pour les individus que pour la société, en mesurant l'impact des politiques relatives aux stupéfiants sur les droits des personnes. En effet, un usager de drogues est et demeure un citoyen qui doit pouvoir bénéficier de la reconnaissance de tous ses droits. Il s'agit pour la CNCDH de s'intéresser à la personne, au respect de sa dignité et à l'effectivité de ses droits, et non pas seulement à des produits, aussi dangereux puissent-ils être. Pour ce faire, le présent avis dresse un état des lieux du cadre légal, administratif et social de la consommation de drogues (I), effectue un bilan des atteintes aux droits fondamentaux qui en découlent (II) et présente des perspectives d'amélioration voire de réforme des dispositifs existants (III).

I. - Etat de la situation

6. L'année 2016 marque le centenaire de la loi du 12 juillet 1916 concernant l'importation, le commerce, la détention et l'usage des substances vénéneuses, notamment l'opium, la morphine et la cocaïne, loi symbole qui consacre la prohibition pénale de l'usage de " stupéfiants " en France. Avec cette loi, et pour la première fois dans le droit moderne français, un comportement ayant son auteur pour seule victime directe est traité comme un acte attentatoire à l'ordre public, et en tant que tel sanctionné comme un délit. Cette politique prohibitionniste, vieille d'un siècle, a été marquée par différentes évolutions (A) qui ont abouti à la mise en place d'une politique publique de lutte contre la drogue et la toxicomanie (B) dont les résultats en matière de consommation sont peu probants (C). Elle prend parallèlement peu en compte les évolutions du contexte international (D).

A. - Une politique prohibitionniste ancienne, mais qui a connu des évolutions

7. Les recherches archéologiques montrent que l'usage de drogues - quelle qu'en soit la raison (religieuse, culturelle ou médicale) - est aussi ancien que l'humanité (6), les hommes préhistoriques consommaient déjà de l'alcool et des stupéfiants. Ce n'est qu'au xviie siècle qu'apparaît la notion de " substances vicieuses " (dont on trouve un écho dans la notion de substance vénéneuse, consacrée par l'actuel code de santé publique). A partir du xviiie siècle, les drogues sont soumises à un contrôle étatique dont l'objet varie selon les lieux et les époques. Tantôt il s'agit de favoriser l'usage de drogues dans un but commercial (comme pour le vin) ou fiscal (comme pour le tabac en métropole, l'opium et le cannabis dans les colonies françaises), tantôt il s'agit de limiter l'usage des drogues, au nom de considérations morales et religieuses ou de la santé publique (7).
8. La politique actuelle de prohibition des drogues trouve sa source dans trois conventions internationales adoptées par l'Organisation des Nations unies (ONU) : la convention unique sur les stupéfiants de 1961, la convention sur les substances psychotropes de 1971 et la convention contre le trafic des stupéfiants et des substances psychotropes de 1988. L'objectif de ces conventions est de limiter l'usage des stupéfiants et des psychotropes aux seules fins médicales et scientifiques et d'éviter tout détournement vers un usage récréatif ou non autorisé, en sanctionnant le trafic illicite.
9. Le suivi et la mise en œuvre de ces conventions reposent sur trois structures : l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) composé d'experts indépendants élus, la Commission des stupéfiants (CND) composée des Etats membres et chargée notamment de voter les substances classifiées dans la liste des produits stupéfiants, et l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) qui est l'organe du secrétariat de l'ONU.
10. La France s'est pleinement inscrite dans ce mouvement prohibitionniste engagé sous l'égide des Nations unies depuis le début des années 1960 en adoptant un régime d'interdiction de l'usage de stupéfiants par la loi du 31 décembre 1970 qui reconnaît aux consommateurs de drogues illicites un double statut de délinquant et de malade.

1. La loi de 1970 et la consécration de la prohibition de certaines substances

11. La promulgation de la loi n° 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic et de l'usage illicite de substances vénéneuses, sur laquelle repose la politique française en matière de drogue, intervient dans un contexte marqué par trois événements majeurs. D'abord, une augmentation de la consommation du cannabis et du LSD au sein de la jeunesse occidentale des années 1960 et dans les mouvements étudiants de contestation de l'ordre établi, amène les autorités à considérer la question des stupéfiants à travers un fort prisme d'ordre public. Ainsi, le rapport Henrion note que " votée dans une période très marquée par les mouvements étudiants dont certaines drogues avaient été l'emblème, surtout aux Etats-Unis, la loi du 31 décembre 1970 était, dans l'esprit du législateur, une pièce maîtresse dans l'effort d'endiguement qu'appelait une vague de contestation portée par ce que certains ont appelé “la dissolution” des mœurs " (8). Ensuite, l'affaire de la French Connection surprend la France, qui découvre qu'elle est une plaque tournante du marché de l'héroïne à destination des Etats-Unis. L'usage de...

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