Avis sur le droit de vote des personnes handicapées Citoyenneté et handicap : « Voter est un droit, pas un privilège (1) »

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0055 du 5 mars 2017
Date de publication05 mars 2017
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Record NumberJORFTEXT000034134966

(Assemblée plénière - Jeudi 26 décembre - Adoption : à l'unanimité)

1. L'Assemblée nationale a adopté le 22 décembre 2016 le projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté. La CNCDH regrette que cette loi ait omis d'interroger les dispositions légales entravant le droit de vote des personnes handicapées sous tutelle. On ne relève, en effet, dans cette loi, aucune référence à l'article L. 5 du code électoral, qui prévoit que le juge des tutelles puisse suspendre le droit de vote d'un majeur protégé. Il peut paraître paradoxal qu'une loi traitant expressément de l'égalité entre les citoyens passe sous silence un cas aussi flagrant de rupture d'égalité entre citoyens. La CNCDH a d'ailleurs noté dans son avis " Egalité et citoyenneté " du 7 juillet 2016 (2), que " l'approche exclusivement sociale de la notion de citoyenneté, promue par un projet de loi qui n'aborde pas celle de citoyenneté électorale, tend à vider de son sens la notion globale de citoyenneté, pourtant indissociable d'un projet démocratique fort ". L'occasion de rectifier ces dispositions du code électoral, que la CNCDH juge discriminatoires, avait pourtant été offerte lors des débats parlementaires précédant la loi " Egalité et citoyenneté " : un amendement parlementaire rappelait les positions de la CNCDH et demandait une révision des articles L. 2 et L. 5 du code électoral tendant à exclure " expressément le handicap mental des cas d'incapacité à exercer son droit de vote " (3). La CNCDH regrette que le Gouvernement se soit prononcé contre cet amendement et ait appelé à son retrait (4).
2. Cette situation est d'autant moins satisfaisante qu'elle constitue clairement une discrimination à l'égard des personnes handicapées, au sens où la définit la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, que la France a ratifiée le 18 février 2010 : " toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le handicap qui a pour objet ou pour effet de compromettre ou réduire à néant la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice, sur la base de l'égalité avec les autres, de tous les droits de l'homme et de toutes les libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel, civil ou autres. La discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d'aménagement raisonnable " (art. 2). L'article 29 de la Convention des Nations unies, qui porte plus précisément sur la participation à la vie politique et la vie publique, ne comporte à cet égard aucune ambiguïté : les Etats parties s'engagent à " faire en sorte que les personnes handicapées puissent effectivement et pleinement participer à la vie politique et à la vie publique sur la base de l'égalité avec les autres, que ce soit directement ou par l'intermédiaire de représentants librement choisis, notamment qu'elles aient le droit et la possibilité de voter et d'être élues ". Dans la mesure où elle a pour mission de s'assurer que les engagements relatifs à cette convention sont respectés dans le droit et dans les faits (art. 33 de la Convention), la CNCDH appelle à l'abrogation de l'article L. 5 du code électoral.
3. Il n'en va pas seulement du respect par la France de ces engagements internationaux : à l'aune des échéances électorales qui se profilent, la mise à parité des citoyens majeurs en matière de droit de vote revêt une urgence particulière pour la légitimité du processus démocratique. Ce d'autant que, si la fiabilité des statistiques fait défaut (5), les estimations révèlent que le nombre de majeurs concernés est considérable : en 2014 la Chancellerie établissait à 679 600 le nombre de majeurs protégés dont 53 % étaient placés sous tutelle. En d'autres termes, plus de 350 000 citoyens français sont aujourd'hui soumis à une évaluation de leur capacité électorale en vertu de l'article L. 5 du code électoral (6). Certes, ces chiffres assimilent des réalités sociales différentes et recoupent, sans les distinguer, personnes dépendantes souffrant de troubles cognitifs liés à l'âge et personnes vivant avec un handicap intellectuel ou psychique.
4. Ainsi, connaitre la part du handicap intellectuel dans l'application d'une mesure qui couvre les troubles liés au vieillissement, les troubles psycho-sociaux et diverses formes de vulnérabilité, est malaisé et il ne suffit pas de regretter les carences de l'appareil statistique de l'Etat. Il faut souligner, en effet, que la pauvreté des statistiques reflète la difficulté de fixer les contours d'une catégorie - le handicap intellectuel - qui peut couvrir de nombreuses réalités. A cet égard, plutôt que de s'engager dans un exercice taxinomique un peu vain, la CNCDH invite le Gouvernement à abroger l'article L. 5, purement et simplement, afin de rétablir la citoyenneté dans ses principes fondamentaux, puisque celle-ci doit unir dans la différence, plutôt que diviser par l'exclusion.
5. En effet, au-delà des problèmes de droit qu'il tend à poser, la CNCDH estime que l'article L. 5 du code électoral relaie une préoccupation d'ordre institutionnel, sans considération pour l'importance que le droit de vote revêt pour l'individu : en démocratie il est un gage important de dignité. Les témoignages du monde associatif sont unanimes en ce sens : l'accès au droit de vote crée un sentiment d'existence civique, et, plus généralement, d'inclusion sociale ; la suspension du droit de vote est, quant à elle, hautement stigmatisante. On ne peut pas d'un côté affirmer que les personnes handicapées sont des citoyens comme les autres et, de l'autre, leur retirer l'attribut le plus emblématique de la citoyenneté.
6. En conséquence, la CNCDH entend, par cet avis, souligner la nécessité de garantir la citoyenneté des personnes vivant avec un handicap intellectuel ou psychique (I) et suggérer des mesures qui permettraient de construire la citoyenneté de chacun, en rendant les urnes accessibles à tous (II).

I. - Droit de vote des personnes vivant avec un handicap intellectuel ou psychique : repenser la démocratie et la citoyenneté
A. - Le cadre fixé par la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées remet en cause la dimension capacitaire de notre démocratie

7. La CNCDH note que les lois du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (7), et du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs (8), ont permis de réaliser des progrès significatifs en matière de participation politique des personnes handicapées (9). Alors qu'auparavant, le droit de vote était retiré automatiquement dans le cadre d'une mise sous tutelle, désormais, le droit de vote ne peut être retiré que sur décision expresse du juge. Cette évolution a été interprétée comme un progrès ; elle rejoignait la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, qui, par l'arrêt Hirst c. Royaume-Uni de 2005, jugeait que " le droit de vote ne constitue pas un privilège. Au xxie siècle, dans un Etat démocratique, la présomption doit jouer en faveur de l'octroi de ce droit au plus grand nombre " (10). Dans la lignée de cette conception de la démocratie, la Cour européenne des droits de l'homme jugeait, dans l'arrêt Alajos Kiss c. Hongrie, qu'il " est contestable de traiter les personnes atteintes de handicaps intellectuels ou psychiques comme un groupe unique, et la limitation de leurs droits doit être soumise à un contrôle rigoureux " (11). Aussi l'Etat devrait-il avoir " des raisons très solides " pour appliquer une restriction du droit de vote (12).
8. Si le raisonnement de la Cour européenne a pu apparaitre comme constituant un progrès en matière des droits des personnes handicapées, il n'en continue pas moins d'appuyer une conception capacitaire du suffrage, selon laquelle le droit de vote doit être conditionné à une certaine compétence électorale. Or, cette conception est préjudiciable au plein exercice de leur citoyenneté par les personnes vivant avec un handicap intellectuel, puisque celles-ci sont soumises à un test de compétence dès lors que, pour des raisons diverses, parfois éloignées de la politique comme par exemple l'incapacité à gérer son patrimoine, elles sont soumises à une mesure de tutelle. De ce point de vue, la CNCDH s'accorde avec le Défenseur des droits pour considérer que l'article L. 5 du code électoral porte atteinte à l'article 29 de la Convention des Nations unies déjà cité (13).
9. En 2013, le Comité des droits des personnes handicapées institué au titre de l'article 34, chargé d'assurer le suivi de l'application de la Convention des Nation unies, a tenu à lever toute ambiguïté au sujet de cet article : commentant les dispositions de la constitution hongroise qui prévoyait qu'une personne sous tutelle devait être automatiquement radiée des listes électorales, le Comité s'est prononcé en faveur d'une interprétation stricte de l'article 29 de la Convention des Nations unies. Il a ainsi estimé que " restreindre le droit de vote en raison d'un handicap constitue une discrimination directe […]. Cela est également le cas pour les classifications qui visent des sous-catégories spécifiques de personnes handicapées, comme les personnes sous tutelle " (14), ajoutant que " l'article 29 ne prévoit aucune restriction raisonnable et n'autorise d'exception pour aucune catégorie de personnes handicapées. En conséquence, un retrait du droit de vote au motif d'un handicap psychosocial ou intellectuel réel ou perçu, y compris une restriction fondée sur une évaluation individualisée, constitue une discrimination fondée sur le handicap, au sens de l'article 2 de la Convention. " (15)
10. Au-delà du rappel des principes - l'universalité et l'inaliénabilité du droit de vote -, la CNCDH souhaite appeler l'attention sur le fait que reconnaitre " l'incapacité " intellectuelle de certains ne relève pas d'un réalisme sain, mais de préjugés anciens. En effet, la CNCDH voudrait rappeler qu'avant de constituer...

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