Avis sur la prévention des pratiques de contrôles d'identité abusives et/ou discriminatoires

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0054 du 4 mars 2017
Date de publication04 mars 2017
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Record NumberJORFTEXT000034133859

(Assemblée plénière - 8 novembre 2016 - adoption : à l'unanimité)

1. Le 24 juin 2015, la cour d'appel de Paris a condamné l'Etat pour " faute lourde "dans le cadre de cinq contrôles d'identité réalisés sur réquisition du procureur, estimant qu'ils avaient été réalisés " en tenant compte de l'apparence physique et de l'appartenance, vraie ou supposée à une ethnie ou une race "et que l'autorité publique avait échoué à " démontrer en quoi le contrôle systématique et exclusif d'un type de population, en raison de la couleur de sa peau ou de son origine […] était justifié par des circonstances précises et particulières ". Elle a ainsi conclu " qu'à défaut d'une telle preuve ", les faits dénoncés " présentent un caractère discriminatoire qui engage la responsabilité de l'Etat "(1). Le 13 octobre 2015, contestant l'arrêt de la cour d'appel, l'Etat s'est pourvu en cassation. La première chambre civile de la Cour de cassation devrait rendre sa décision le 9 novembre 2016.
2. Les contrôles d'identité - c'est-à-dire " l'injonction ou la sommation, faite à une personne physique par un agent de la force publique, fonctionnaire de police ou militaire de la gendarmerie, de justifier de son identité par tout moyen "(2) - sont à l'origine de controverses récurrentes, en France et ailleurs (3). Le débat a ressurgi à plusieurs reprises au gré des réformes des articles 78-2 et suivants du code de procédure pénale (4) qui ont étendu considérablement les possibilités d'opérer des contrôles et les pouvoirs de police dans ce cadre. Précisément, la législation fait coexister plusieurs types de contrôle. On en distingue traditionnellement deux : ceux réalisés dans le cadre de la police judiciaire, quand il s'agit de rechercher les auteurs d'une infraction ou d'éviter la commission imminente de cette dernière, et ceux effectués dans le cadre de la police administrative, aux fins de prévenir une atteinte à l'ordre public. Deux autres procédures permettent de procéder à des contrôles plus systématiques, mais de manière limitée dans l'espace et dans le temps : les contrôles dits " Schengen ", depuis 1993, ayant pour but de lutter contre les infractions relatives à la criminalité transfrontalière, et les contrôles sur réquisition écrite du procureur de la République, dans des lieux et aux périodes déterminés par lui, afin de prévenir la commission de certaines infractions. Ce type de contrôle peut également, selon des procédures plus encadrées, advenir dans des cas biens spécifiques (notamment dans des lieux à usage professionnel, aux fins de recherche et de poursuite d'infractions précises - tels des actes de terrorisme - et de visites de véhicule). Dans tous les cas, ce sont des agents des forces de l'ordre ayant la qualité d'officiers de police judiciaire, d'agents de police judiciaire ou d'agents de police judiciaire adjoints qui sont habilités à effectuer lesdits contrôles (5). Le contentieux des procédures relatives au contrôle relèvent de la compétence du juge judiciaire. Si aucun dispositif ne permet en France de comptabiliser précisément leur nombre, il est incontestable que cette pratique - véritable " couteau suisse "(6) de la police - affecte quotidiennement des milliers de personnes (7).
3. Le présent avis porte sur tous types de contrôle, administratif ou judiciaire, et plus particulièrement sur les pratiques abusives et/ou discriminatoires. Par pratique abusive, on entend un contrôle n'ayant pas été opéré dans le respect des droits fondamentaux de la personne (dignité de la personne, principe d'égalité de traitement…). Se pose également la question de la légalité de l'acte théoriquement soumis à la double condition de nécessité (dans sa mise en œuvre) et de proportionnalité (dans son exécution) (8). Par pratique discriminatoire, on entend un contrôle d'identité opéré sur des motifs fondés notamment sur l'origine, l'apparence physique ou l'appartenance réelle ou supposée de la personne à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Si un contrôle d'identité discriminatoire est abusif, un contrôle abusif n'est pas forcément discriminatoire.
4. Un ensemble convergent d'études a mis en évidence la surreprésentation des jeunes hommes issus des minorités visibles dans les contrôles de police. Par ailleurs, des témoignages recueillis par les acteurs associatifs font état de violences policières au sens large au cours de l'interaction (propos humiliants et dégradants, recours injustifié aux fouilles ou palpations de sécurité, etc.), autant d'éléments qui expliquent pourquoi les pratiques de contrôle sont devenues en France un abcès de fixation des tensions police-population. Si ces incidents ne doivent pas faire oublier qu'une très grande majorité des contrôles d'identité se déroule dans le respect des droits et de la dignité des personnes, ils sont - en valeur absolue - loin d'être marginaux. Aussi, ils méritent qu'on leur porte une attention spécifique à plusieurs titres.
5. En premier lieu, le contrôle d'identité n'est pas un acte anodin. A l'inverse du " relevé d'identité ", qui peut être effectué notamment par un agent de police municipale ou un agent de sécurité de la SNCF ou de la RATP, l'usager faisant l'objet d'un tel contrôle est légalement contraint de s'y soumettre (9). Si la personne refuse d'obtempérer ou si elle n'a pas de document d'identité en sa possession, son refus ou cette absence de justificatif l'exposent à une mesure de privation de liberté, le policier étant autorisé à la placer en retenue pendant une période maximale de quatre heures aux fins d'établir son identité dans le cadre de la procédure dite de " vérification d'identité ". Ainsi, les pratiques de contrôle sont-elles susceptibles de porter atteinte aux principes fondamentaux inscrits dans le droit français et dans les principaux instruments européens et internationaux de protection des droits de l'homme, comme la libre circulation, la protection contre l'arbitraire, la non-discrimination ou encore la protection de la vie privée. De plus, en l'absence de traçabilité des contrôles, fait exceptionnel pour un acte relevant de la procédure pénale, l'effectivité du droit à un recours juridictionnel pour les personnes s'estimant victimes d'abus pose également question. Les nombreux incidents dont les contrôles d'identité sont à l'origine indiquent que les efforts visant à encadrer ces pratiques doivent être renforcés pour préserver un équilibre entre la protection des droits et libertés et l'impératif de sécurité publique.
6. En second lieu, sous un angle plus pragmatique, les contrôles généralisés et discrétionnaires peuvent se révéler contre-productifs. Si aucune donnée précise ne permet en France d'évaluer l'efficacité des contrôles policiers, plusieurs enquêtes indiquent que la part des infractions détectées par ce biais est marginale (10). A titre d'illustration, l'action menée par la ville de New York ces dernières années aurait permis de réduire les contrôles dits " stop-and-frisk "de 685 000 en 2011 à 23 000 en 2015, sans que cette baisse drastique semble s'accompagner d'une hausse des délinquances (11). Des expérimentations menées à l'étranger auraient même révélé qu'en réduisant leur fréquence et le ciblage sur les minorités visibles, l'efficacité des contrôles pouvait croître - si l'on s'en réfère au taux d'infractions constatés (12). En outre, il ne faut pas négliger les répercussions négatives de la répétition et du ciblage des contrôles sur la construction de l'individu et, de manière plus générale, sur la fragilisation du lien social et de la confiance portée aux forces de sécurité ainsi qu'aux institutions de la République dans leur ensemble. En outre, la dégradation des relations entre les policiers et une fraction de leur public ne peut qu'affecter les conditions du travail policier, par nature particulièrement exposé au public et ainsi dépendant de la coopération des personnes. En définitive, agir sur les pratiques policières n'est pas chose facile (13), d'autant plus que les contrôles d'identité constituent un invariant du travail policier. Pour autant, leur fréquence, leurs modalités et leur répartition dans la population peuvent varier en fonction des contextes politiques et professionnels dans lesquels ils s'accomplissent. Aussi est-il nécessaire de mener une réflexion approfondie sur les usages de cette prérogative de puissance publique et, plus généralement, sur les conditions qui ne nuiraient pas aux relations police-population.
7. La CNCDH est consciente des conditions de travail difficiles des responsables de l'application des lois (14), qui accomplissent au quotidien une mission essentielle de service public, celle de protéger et garantir la sécurité et les droits des personnes. Les observations qui suivent ne visent qu'à proposer des pistes de réflexion allant dans le sens d'une protection effective des droits des personnes, d'une amélioration des relations police-population et d'une plus grande efficacité de l'action policière (15).
8. Cet avis s'inscrit dans le cadre d'une réflexion déjà amorcée par la CNCDH (16), ici enrichie de nombreux travaux menés par des acteurs associatifs, institutionnels et des chercheurs en sciences sociales qui ont tenté de documenter ces phénomènes. En tant qu'Institution nationale de promotion et de protection des droits de l'homme au sens des Nations unies, la CNCDH se devait en outre de relayer les préoccupations exprimées à la fois par la société civile et par les instances internationales sur ce sujet (17). Il ne s'agit en aucun cas de remettre en cause la faculté pour les forces de l'ordre d'utiliser ce mode d'intervention nécessaire à la poursuite de leurs missions, mais d'appeler l'attention des pouvoirs publics sur la nécessité de dépassionner le débat sur les dérives de la pratique (I), et de mieux encadrer et contrôler cette dernière (II).

I. Dépassionner le débat
A. Etat des lieux d'une question controversée

9. Afin de déterminer l'opportunité d'un contrôle, les forces de...

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