Avis sur le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale (1)

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0129 du 4 juin 2016
Date de publication04 juin 2016
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Record NumberJORFTEXT000032628821

(Assemblée plénière - 17 mars 2016 - Adoption : unanimité, une abstention)

1. Le 3 février 2016, un projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale a été adopté en Conseil des ministres. Cette réforme s'inscrit dans un contexte postérieur aux attentats de 2015 qui, au-delà des craintes exprimées par la CNCDH (2), a également conduit les instances européennes et internationales à s'inquiéter des possibles dérives de l'état d'urgence (3).
2. L'exposé des motifs du projet précise, entre autres, que les attentats qui ont douloureusement touché notre pays cette année ont renforcé la conviction du Gouvernement de la nécessité d'adapter notre dispositif législatif de lutte contre le crime organisé et le terrorisme afin de renforcer de façon pérenne les outils et moyens mis à la disposition des autorités administratives et judiciaires, en dehors du cadre juridique temporaire de l'état d'urgence. La dimension internationale de ces organisations criminelles, les armements dont elles disposent, les moyens, y compris financiers ou de communication, sur lesquels elles s'appuient, la grande mobilité de leurs membres, rendent indispensable cette adaptation. La loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement a accru et encadré les possibilités de recueil du renseignement. Cet arsenal de prévention doit être complété par un volet judiciaire . Partant, la CNCDH formulera, à titre liminaire, plusieurs observations critiques.
3. Première observation, le passage en Conseil des ministres du projet est intervenu le 3 février 2016, soit un peu moins de trois mois après la survenance des crimes terroristes de novembre 2015 et un peu plus de 6 mois après l'entrée en vigueur de la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Il n'est pas inutile de rappeler que cette dernière loi a été élaborée peu après les attentats de janvier 2015 et quelques mois seulement après l'entrée en vigueur de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme consécutive à l'affaire Nemmouche, qui succédait elle-même de peu à deux autres lois consécutives, elles, à l'affaire Merah : la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 sur la Sécurité et la lutte contre le terrorisme et la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale. La CNCDH ne peut, une fois de plus, que déplorer cette prolifération de textes législatifs, relevant davantage d'une approche politique et émotionnelle que d'un travail législatif réfléchi, comme elle l'a déjà fait, à plus forte raison, pour la révision constitutionnelle en cours (4). La Commission rappelle l'importance d'une politique pénale et de sécurité pensée, cohérente, stable et lisible, dont la qualité ne se mesure pas à son degré de réactivité aux faits divers ou aux circonstances du moment (5). L'empilement des réformes dans les domaines du champ pénal et de la sécurité intérieure (près de 30 lois adoptées entre 1999 et 2016) (6) révèle malheureusement l'extrême segmentation des sujets traités et, trop souvent, une absence de réflexion d'ensemble (7). La lecture du projet révèle ainsi une manière de légiférer tous azimuts conduisant à retoucher plusieurs codes (notamment : code pénal, code de procédure pénale, code de la sécurité intérieure, code des douanes, code de commerce, code civil, code de la défense, code de l'environnement, etc.) :

- tantôt de manière substantielle ;
- tantôt a minima, avec néanmoins une portée beaucoup plus large que ce que laisse percevoir à première vue le peu d'importance de la modification textuelle.

Au total, la poursuite d'une politique de " replâtrage " ponctuelle est préférée à la conduite d'une réflexion d'ensemble sur l'architecture de la procédure pénale et de la sécurité intérieure, pourtant très attendue.
4. Deuxième observation, la présente loi est élaborée, alors même qu'au lendemain des attentats terroristes qui ont frappé la France, l'état d'urgence a été déclaré par les décrets des 14 et 18 novembre 2015 portant application de la loi du 3 avril 1955 (8), avant d'être prorogé une première fois pour trois mois à compter du 26 novembre par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, qui a également modifié plusieurs articles de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence (9). Une deuxième prorogation de trois mois est intervenue avec la loi n° 2016-162 du 19 février 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. S'agissant de cette dernière loi, la CNCDH a, dans son avis du 18 février 2016 sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, mis en garde " contre la possibilité d'un état d'urgence permanent et ce d'autant que le législateur s'est autorisé à proroger une deuxième fois sans respecter le cadre fixé par les articles 2 et 3 de la loi de 1955, qui exigent, dans un tel cas de figure, de recommencer la procédure par un décret. L'état d'exception, qui doit demeurer provisoire, ne saurait devenir la règle : il a pour seul et unique objectif un retour rapide à la normalité " (10).
En outre, ainsi que le relevait très justement Guy Braibant, " les crises laissent derrière elles, comme une marée d'épais sédiments de pollution juridique ", dès lors que les lois prévoyant des mesures extraordinaires survivent aux circonstances qui les ont fait naître (11). Plusieurs dispositions du présent projet de loi visent, comme l'indique incidemment l'Exposé des motifs, à inscrire dans le droit commun certaines mesures inspirées du régime de l'état d'urgence et donc, par leur banalisation, à normaliser l'exceptionnel. Cela est flagrant s'agissant tout particulièrement des nouvelles dispositions relatives aux perquisitions de nuit (article 1er du projet de loi), de celles relatives aux perquisitions informatiques (article 3 du projet de loi) ou encore de celles relatives au contrôle administratif des retours sur le territoire national (article 20 du projet de loi).
5. Troisième observation, le Gouvernement a, le 3 février 2016, engagé la procédure accélérée. A cet égard, la CNCDH ne peut que rappeler une nouvelle fois sa ferme opposition à la mise en œuvre de cette procédure dans des matières aussi sensibles pour les droits et libertés que celles abordées dans le projet. Certes la Commission n'ignore pas que la réforme constitutionnelle de 2008 a entraîné une réduction du temps parlementaire consacré à l'examen des projets de loi ce qui, en pratique, conduit le Gouvernement à mettre en œuvre plus fréquemment la procédure accélérée. Cependant, celle-ci ne permet pas un fonctionnement normal du Parlement, dès lors qu'elle restreint considérablement le temps de réflexion et de maturation nécessaire au débat démocratique, et nuit, par ricochet, à la qualité de la loi (12). Pour la CNCDH, cette procédure présente assurément un intérêt dans des circonstances exceptionnelles justifiant l'adoption d'une loi en urgence ; pour autant, elle déplore que de nombreux textes dont le caractère urgent n'est pas avéré et portant sur des sujets relatifs aux droits et libertés fondamentaux soient adoptés selon cette procédure (13). A ce propos, la CNCDH note que l'article 33, III. du projet de loi prévoit une liste d'habilitation du Gouvernement à légiférer par ordonnances dans un délai de 6 mois à compter de la promulgation de la loi et ce alors même que les délais consacrés au travail parlementaire sont nettement inférieurs. Rien ne semble alors justifier que l'urgence soit caractérisée.
A cela s'ajoute que l'élaboration à un rythme effréné de projets de loi ne permet pas une évaluation complète et rigoureuse du droit en vigueur, afin que soit établi un bilan de la pertinence et de l'efficacité des mesures existantes (14). Depuis la révision constitutionnelle de 2008, ces textes doivent en effet être accompagnés d'une étude dite d'impact " définiss [ant] les objectifs poursuivis par le projet de loi, recens [ant] les options possibles en dehors de l'intervention de règles de droit nouvelles et expos [ant] les motifs du recours à une nouvelle législation " (15). La CNCDH insiste sur l'importance qu'elle attache à cette évaluation en relevant, à l'instar du Conseil d'Etat (16), la pauvreté de l'Etude d'impact accompagnant le projet de loi, bien souvent trop succincte, voire laconique, sur les raisons motivant les modifications envisagées du droit existant. La CNCDH avait déjà dressé des constats similaires à propos de l'Etude d'impact qui accompagnait tant le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme (17) que le projet de loi relatif au renseignement (18). Ainsi, alors qu'une évaluation complète et rigoureuse du droit existant contribuerait à améliorer la qualité de la loi, la succession des textes, sans un tel travail préalable, rend le droit trop souvent imprécis, voire indéchiffrable et contradictoire (19). A titre d'exemple, il convient de mettre l'accent sur la complexification des dispositions du code de procédure pénale, dont la " perte de cohérence " a été maintes fois dénoncée (20). Aussi, la CNCDH ne peut-elle que déplorer la pauvreté des dispositions du projet de loi destinées à simplifier le déroulement de la procédure pénale (articles 28 et suivants), alors que cette matière impose l'intervention d'une réforme d'envergure traduisant une vision politique d'ensemble et donc un travail législatif ambitieux et réfléchi.
6. Quatrième observation, la procédure accélérée est d'autant plus inadaptée en l'espèce, que le consensus dont fait l'objet la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée nuit à un débat de qualité : tout se passe comme si la simple invocation d'une plus grande efficacité de la lutte contre le terrorisme pouvait justifier l'adoption...

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