Avis sur le projet de loi relatif au renseignement dans sa version enregistrée le 1er avril 2015 à la présidence de l'Assemblée nationale (1)

JurisdictionFrance
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Publication au Gazette officielJORF n°0171 du 26 juillet 2015
Record NumberJORFTEXT000030932811
Date de publication26 juillet 2015


(Assemblée plénière du 16 avril 2015)
(Adoption à l'unanimité)


1. Le 19 mars 2015, un projet de loi relatif au renseignement a été adopté en conseil des ministres. L'Exposé des motifs du projet précise qu'il est aujourd'hui nécessaire « de définir, dans la loi, les principes et les finalités de la politique publique du renseignement, prérogative de l'Etat, pour reconnaître sa contribution à la sécurité nationale et à la défense des intérêts fondamentaux de la nation. Il reste surtout à encadrer l'utilisation des techniques de recueil de renseignement pour renforcer la protection des libertés individuelles tout en sécurisant l'action des services spécialisés » (2). En dépit de la récente création d'un code de la sécurité intérieure (CSI) (3), un rapport parlementaire a constaté de nombreuses lacunes et l'extrême dispersion des textes régissant la matière, avant d'insister fortement sur la nécessité de créer un cadre juridique protecteur pour régir l'organisation, et l'activité des services de renseignement (4). Ce rapport évoque un « risque permanent » de condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CESDH) garantissant le droit au respect de la vie privée et imposant que les ingérences dans l'exercice de ce droit reposent sur une base légale solide (5). Dans ces conditions, si la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) peut aisément comprendre, eu égard au principe de prééminence du droit inhérent à la démocratie, qu'il soit aujourd'hui nécessaire de légiférer pour encadrer strictement le recueil du renseignement, cela ne doit en aucun cas, vu le caractère sensible de la matière au regard de la protection des droits et libertés fondamentaux, se faire dans l'urgence et la précipitation. Un travail législatif de qualité suppose de consacrer à l'élaboration de la loi un temps suffisant et une méthode. Celle-ci devrait favoriser un dialogue constructif avec toutes les composantes de la société pour éclairer durablement les politiques publiques à venir. Elle devrait également répondre au souci d'aborder publiquement et en toute sérénité un sujet dont la gravité exclut qu'il soit traité dans l'émotion.
2. Pourtant, le passage en conseil des ministres du projet intervient à peine deux mois après la survenance des crimes terroristes, entre les 7 et 9 janvier 2015, et quelques jours seulement avant la tenue d'élections cantonales dont la campagne a été marquée par une forte présence du populisme et de l'extrémisme (6). Le projet de loi relatif au renseignement a également été élaboré quelques mois après l'entrée en vigueur de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme consécutive à l'affaire Nemmouche, et peu après deux autres lois consécutives, elles, à l'affaire Merah : la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 sur la Sécurité et la lutte contre le terrorisme et la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale. Il est utile de rappeler que cette dernière loi comprend un très grand nombre de dispositions relatives au renseignement (7). La CNCDH ne peut, une fois de plus, que déplorer cette prolifération de textes législatifs, relevant davantage de l'opportunité politique que du travail législatif réfléchi. Elle rappelle l'importance d'une politique pénale et de sécurité pensée, cohérente, stable et lisible, dont la qualité ne se mesure pas à son degré de réactivité aux faits divers ou aux circonstances du moment (8). L'empilement des réformes dans les domaines du champ pénal et de la sécurité intérieure (plus de 25 lois adoptées entre 1999 et 2014 [9]) révèle malheureusement l'extrême segmentation des sujets traités et, trop souvent, une absence de réflexion d'ensemble (10).
3. Par ailleurs, le Gouvernement a, le 19 mars 2015, engagé la procédure accélérée. De ce fait, la CNCDH a été contrainte de prendre connaissance du projet de loi dans la plus grande précipitation avant son audition par la commission des lois de l'Assemblée nationale le 25 mars 2015. N'ayant pu adopter un avis dans un temps aussi court, elle a dû se contenter de formuler des remarques sur certaines dispositions du projet de loi par la voie d'une note de sa présidente.
Dans ces conditions, la CNCDH ne peut que rappeler une nouvelle fois sa ferme opposition à la mise en œuvre de cette procédure dans une matière aussi sensible pour les droits et libertés que le renseignement. La réforme constitutionnelle de 2008 a certes entraîné une diminution du temps parlementaire consacré à l'examen des projets de loi, ce qui, en pratique, conduit le Gouvernement à mettre en œuvre plus fréquemment la procédure accélérée. Cependant celle-ci ne permet pas un fonctionnement normal du Parlement, dès lors qu'elle restreint considérablement le temps de réflexion et de maturation nécessaire au débat démocratique, et nuit, par ricochet, à la qualité de la loi (11). Pour la CNCDH, cette procédure présente certes un intérêt dans des circonstances exceptionnelles justifiant l'adoption d'une loi en urgence, mais de nombreux textes dont le caractère urgent n'est pas avéré et portant sur des sujets touchant aux droits et libertés fondamentaux sont malheureusement adoptés selon cette procédure (12).
4. A cela s'ajoute que l'élaboration à un rythme effréné de projets de loi ne permet pas une évaluation complète et rigoureuse du droit en vigueur, afin que soit établi un bilan de la pertinence et de l'efficacité des mesures existantes (13). Depuis la révision constitutionnelle de 2008, ces textes doivent en effet être accompagnés d'une étude dite d'impact « définiss[ant] les objectifs poursuivis par le projet de loi, recens[ant] les options possibles en dehors de l'intervention de règles de droit nouvelles et expos[ant] les motifs du recours à une nouvelle législation » (14). La CNCDH insiste sur l'importance qu'elle attache à cette évaluation en relevant la pauvreté de l'Etude d'impact accompagnant le projet de loi relatif au renseignement (15). Ce document développe trop peu les modalités techniques du recueil du renseignement, ainsi que leurs incidences pratiques et économiques (par exemple en matière de surveillance internationale, de mise en œuvre d'un dispositif de surveillance algorithmique ou d'utilisation d'un dispositif de proximité [16]). Il est en outre parfois trop succinct sur les raisons d'une modification du droit existant (par exemple en ce qui concerne l'allongement des délais de conservation des interceptions des correspondances enregistrées ou des données de connexion [17]), quand il ne procède pas par simple affirmation en s'exonérant de toute référence documentaire (notamment lorsqu'est évoqué l'intérêt de la captation des données informatiques [18]). La CNCDH avait déjà dressé des constats similaires à propos de l'Etude d'impact qui accompagnait le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme (19). Pourtant, une évaluation complète et rigoureuse contribuerait à améliorer la qualité de la loi. Au lieu de cela, la succession des réformes, sans un tel travail, rend le droit trop souvent imprécis, voire indéchiffrable et contradictoire (20). S'agissant tout particulièrement de la législation relative au terrorisme, la doctrine la plus autorisée a relevé ses faiblesses rédactionnelles, sources d'ambiguïtés et de redondances (21). Dans un domaine aussi sensible pour le droit au respect de la vie privée que le renseignement, la CNCDH se doit de rappeler avec force que toute ingérence dans ce droit doit se fonder, comme l'exige la Cour européenne des droits de l'homme, sur une loi « d'une précision particulière », c'est-à-dire des règles claires et détaillées (22). A cet égard, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme affirme très justement qu'une « loi qui est accessible mais dont les effets ne sont pas prévisibles, ne conviendra pas. De par leur caractère secret, les pouvoirs de surveillance spécifique présentent un risque plus élevé d'exercice arbitraire du pouvoir discrétionnaire, lequel risque exige en retour que la réglementation applicable au pouvoir discrétionnaire soit plus précise et qu'un contrôle additionnel soit mis en place » (23).
5. Plus fondamentalement, le consensus dont font l'objet les enjeux sécuritaires et la lutte contre le terrorisme (24) nuit à un débat de qualité : tout se passe comme si la simple invocation d'une plus grande efficacité pouvait justifier l'adoption, sans aucune discussion, des mesures les plus attentatoires aux libertés (25). Dans le contexte actuel marqué par des années de dérive sécuritaire (26), la CNCDH se doit de réaffirmer avec force que les Etats ne sauraient prendre, au nom d'intérêts considérés à juste titre comme primordiaux (notamment : la lutte contre le terrorisme ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation), n'importe quelle mesure (27). La plus grande victoire des « ennemis des droits de l'homme » (28) (terroristes ou autres) serait de mettre en péril l'état de droit (29) par l'émergence et la consolidation d'un état prétendu de sécurité qui se légitimerait par l'adoption de mesures de plus en plus sévères et de plus en plus attentatoires aux droits et libertés fondamentaux (30). Le présent projet de loi s'inscrit clairement dans cette évolution en légalisant le recueil du renseignement par le biais de techniques extrêmement intrusives dont certaines, nous le verrons, permettent une surveillance de masse. Dans sa résolution 68/167 adoptée le 18 décembre 2013, l'Assemblée générale des Nations unies se déclare profondément préoccupée « par l'incidence néfaste que la surveillance ou l'interception des communications, y compris en dehors du territoire national, ainsi que la collecte des données personnelles, notamment...

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