Avis sur la situation des personnes migrantes à la frontière franco-italienne : missions dans les Hautes-Alpes et les Alpes-Maritimes - mars-avril 2018 - adoption à l'unanimité

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0150 du 1 juillet 2018
Record NumberJORFTEXT000037132534
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Date de publication01 juillet 2018

La CNCDH ne peut en cette date du 19 juin 2018, dans le cadre de cet avis relatif aux migrants et demandeurs d'asile venus d'Italie, ignorer ni la situation tragique des 629 migrants recueillis en mer par l'Aquarius, ni le refus opposé par les autorités italiennes à l'accostage de ce bateau dans un port italien, ni le silence des autorités françaises, ni l'accueil finalement offert par les seules autorités espagnoles. Profondément indignée par l'impuissance de l'Union européenne face aux drames qui se déroulent quotidiennement sur les côtes méditerranéennes, elle attend du gouvernement français qu'il prenne les mesures qui s'imposent, au vu des obligations internationales souscrites par la France, afin d'assurer en toute circonstance le sauvetage en mer des migrants. Face à la réponse sécuritaire apportée par l'Union européenne, la CNCDH attend que soit sérieusement pris en compte l'enjeu mondial que constituent les migrations afin que les valeurs fondatrices de l'Europe, à commencer par la dignité inscrite au chapitre premier de la Charte des droits fondamentaux, soient respectées.
1. La CNCDH a été alertée par plusieurs de ses membres de la situation extrêmement préoccupante des personnes migrantes à la frontière italienne (1). Saisie par le ministre de l'Intérieur d'un avis sur le projet de loi " pour une immigration maîtrisée et un droit d'asile effectif ", elle a décidé, afin de nourrir cet avis par une mission d'observation, de se rendre à la frontière franco-italienne, pour réaliser un constat objectif et impartial et comprendre la réalité du terrain comme elle l'avait déjà fait à Calais et Grande-Synthe (2). La CNCDH a ainsi effectué deux missions, l'une dans les Hautes-Alpes, notamment au col de Montgenèvre, à Briançon et à Gap les 19 et 20 mars 2018 et l'autre dans les Alpes-Maritimes, notamment à Nice, Menton et Vintimille, les 12 et 13 avril 2018.
2. Toutefois, au regard de la gravité de la situation qu'elle a pu constater au cours de ses missions, la CNCDH a décidé de rendre un avis distinct de celui portant sur la loi asile et immigration (3). Lors de ses deux déplacements, la CNCDH a été profondément choquée par les violations des droits des personnes migrantes constatées et par les pratiques alarmantes observées sur ces deux zones frontalières où la République bafoue les droits fondamentaux, renonce au principe d'humanité et se rend même complice de parcours mortels (4). Malgré des différences selon les lieux, la CNCDH ne peut éviter de dresser un constat sèvère sur une volonté politique de bloquer les frontières au détriment du respect du droit à la vie et à l'intégrité physique des personnes migrantes, contraintes d'entreprendre des parcours de plus en plus dangereux à travers les Alpes, comme en témoignent de multiples récits douloureux et attentatoires à la dignité.
3. Les personnes interceptées à la frontière italienne sont originaires essentiellement d'Erythrée, d'Afghanistan, du Soudan ou encore d'Afrique de l'Ouest (5). On trouve également parmi elles de très nombreux mineurs, isolés pour une grande partie d'entre eux. Certains souhaitent s'installer en France tandis que d'autres poursuivent leur chemin vers d'autres pays, comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne. Ces parcours d'exil périlleux sont une conséquence des politiques européennes (6). S'agissant de l'Italie, l'Europe lui a laissé, depuis 2015, la charge de l'accueil d'un nombre croissant de personnes arrivant par la Méditerranée après la fermeture de la route des Balkans. Or ce pays ne peut et ne veut plus désormais assumer ce rôle sans soutien. C'est d'ailleurs l'une des causes de la victoire des partis nationalistes et populistes aux dernières élections italiennes. Le repli voire l'hostilité d'une partie de la population et les mauvaises conditions d'accueil en Italie sont autant de raisons qui poussent de plus en plus de personnes migrantes à tenter de chercher une protection et le droit de vivre dans d'autres pays européens.
4. La France, qui n'est en rien " submergée " (7), doit néanmoins faire face à une situation inédite à sa frontière avec l'Italie. La politique conduite à la frontière avec l'Italie et les pratiques indignes constatées tant dans la partie sud de la frontière Menton-Vintimille que dans le Briançonnais sont à l'origine des alertes et des recommandations que la CNCDH formule dans cet avis.
5. La CNCDH se penchera successivement sur les nombreuses violations des droits fondamentaux lors du passage de la frontière (I), sur l'accès à une protection internationale au titre de l'asile (II), et sur le non-accueil comme politique assumée par les autorités (III). Elle soulignera également le traitement, par les autorités, des aidants, poursuivis pour délit de solidarité, alors que leurs actions n'ont d'autre objet que de pallier les carences de l'Etat (IV). Enfin, elle entend attirer l'attention des autorités sur la situation particulièrement préoccupante des mineurs non accompagnés (V) ainsi que des victimes de traite des êtres humains (VI).

I. - Le passage de la frontière : une République hors droit

6. Depuis la conclusion des accords de Schengen du 14 juin 1985 et l'adoption en 2016 du " code frontières Schengen " (CFS) (8), le principe de l'absence de contrôle aux frontières intérieures prévaut au sein de la zone Schengen. Conformément aux dispositions de l'article 25 du CFS il est possible de réintroduire un contrôle aux frontières intérieures de l'espace Schengen en cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure d'un Etat membre. Selon l'article 32 du même règlement, lorsqu'un contrôle aux frontières intérieures est réintroduit, les dispositions pertinentes du titre II relatif aux frontières extérieures s'appliquent mutatis mutandis, y compris les droits dont disposent les étrangers faisant l'objet d'un refus d'entrée.
7. Devant l'ampleur du mouvement migratoire vers l'Europe en 2015 les Etats européens ont pris des mesures pour renforcer les contrôles à leurs frontières (9). Ainsi, en France, dès le 11 juin 2015, à la suite d'une note interne non publiée du ministère de l'Intérieur et du préfet des Alpes-Maritimes, les associations ont constaté une mise en place de contrôles systématiques à la frontière (10). Puis, les contrôles aux frontières ont été rétablis officiellement une première fois dans le cadre de la COP21, et prolongés en raison des attentats terroristes survenus sur le territoire français. A chaque prolongation - six depuis 2015 (11) - la France a notifié à la Commission européenne son intention de réintroduire temporairement le contrôle aux frontières. Elle s'est chaque fois fondée sur le risque lié à la menace terroriste persistante et au déroulement d'événements majeurs, sportifs ou politiques " faisant peser des risques accrus sur la population et des contraintes particulières sur les services de sécurité intérieure " (12). Les contrôles ont ainsi été renforcés, devenant quasiment systématiques, en faisant appel notamment aux forces armées et en usant de moyens de plus en plus sophistiqués (13). Si le motif de lutte contre le terrorisme justifie officiellement le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, la CNCDH note que celui-ci n'a jamais été mis en avant spontanément lors des auditions effectuées. En réalité, le rétablissement des contrôles aux frontières apparaît davantage lié au contrôle des flux migratoires et à la lutte contre l'immigration irrégulière.
8. Dans ce contexte, la CNCDH relève le flou qui entoure la définition de la zone frontière en particulier dans le Briançonnais, et s'inquiète des procédures de contrôle et de renvoi des étrangers dans cette zone. Ainsi, la préfète des Hautes-Alpes a expliqué que la zone permettant de procéder à des refus d'entrée avait été définie par son prédécesseur mais qu'elle ne correspondait pas nécessairement à la bande des 20 kms (14). Selon la PAF, les refus d'entrée peuvent être prononcés dès lors que l'étranger est contrôlé sur le territoire des communes de Montgenèvre et Nevache (15), et donc jusqu'à l'entrée de Briançon. La CNCDH s'interroge sur ces interprétations différentes des acteurs sur le terrain, dans la mesure où cela peut donner lieu à des contrôles aléatoires et juridiquement infondés. Ces incertitudes juridiques contribuent à créer des zones où se développent des pratiques non respectueuses des droits des personnes migrantes.
9. Il convient de rappeler que des contrôles aléatoires, hors du cadre dérogatoire prévu en cas de rétablissement des frontières, peuvent être opérés, conformément à l'article 78-2 du code de procédure pénale (16), dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les Etats de l'espace et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà, ainsi que dans les zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international et désignés par arrêté et aux abords de ces gares. Ces contrôles sont toutefois strictement encadrés, notamment par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (17). Les personnes interpellées sur ce fondement peuvent faire l'objet d'une procédure de réadmission (18). En revanche, lorsque les contrôles aux frontières intérieures sont rétablis, les autorités françaises peuvent refuser l'entrée aux étrangers ne remplissant pas les conditions d'entrée sur le territoire aux frontières terrestres et leur notifier une décision de non-admission (19). Ces étrangers sont considérés comme n'étant pas entrés sur le territoire.

A. - Des dérives juridiques
1. La mise en œuvre de la procédure de non-admission

10. Le rétablissement des frontières a pour conséquence la mise en place de points de passage autorisés (PPA) dans lesquels ont lieu des contrôles systématiques (20). Les personnes non autorisées à entrer en France font l'objet d'une procédure de non-admission encadrée par la loi et garantissant leurs droits. Or la CNCDH a pu constater une réalité différente (21).
11. La CNCDH a...

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