Avis sur le suivi de l'état d'urgence

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0048 du 26 février 2016
Date de publication26 février 2016
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Record NumberJORFTEXT000032107678

Assemblée plénière du 18 février 2016 (Adoption : unanimité, trois abstentions)

1. Au lendemain des attentats terroristes qui ont frappé la France, l'état d'urgence a été déclaré par les décrets des 14 et 18 novembre 2015 portant application de la loi du 3 avril 1955 (1). Il a ensuite été prorogé pour trois mois à compter du 26 novembre par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, qui a également modifié plusieurs articles de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, y insérant notamment un article 4-1 ainsi rédigé : L'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures.
2. En application de l'article 5 ter de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires (2), la commission des lois de l'Assemblée nationale a décidé de mettre en place, dès le 2 décembre 2015, une veille continue destinée à permettre un contrôle effectif et permanent de la mise en œuvre de l'état d'urgence (3). Ce travail a pour objectif premier d'évaluer la pertinence des mesures adoptées et de formuler, le cas échéant, des recommandations.
3. Par lettre du 9 décembre 2015, M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, et M. Jean-Frédéric Poisson, vice-président de cette même commission, ont saisi la CNCDH pour recueillir toutes informations que celle-ci jugerait pertinent de leur transmettre.
4. La CNCDH a aussitôt créé en son sein un groupe de travail sur le suivi de la mise en œuvre de l'état d'urgence. Elle a sollicité ses membres (personnes qualifiées, associations et syndicats), ainsi que des ONG non membres, afin qu'ils lui fassent part de leurs constats d'éventuelles dérives, voire d'abus, dans la mise en œuvre des mesures concernées. Parallèlement, la CNCDH a organisé plusieurs auditions et créé un dispositif de signalement accessible sur son site internet (4).
5. A partir de ces différentes sources, la commission a procédé à un travail de sélection et de recoupement d'informations, qui a révélé un certain nombre de dysfonctionnements pouvant, le cas échéant, être constitutifs d'abus. La CNCDH s'attachera, dans le présent avis, à en faire une synthèse, voulue la plus objective qu'il soit, en précisant à titre liminaire :

- qu'à défaut de disposer d'un pouvoir d'investigation, elle n'a pas été en mesure de vérifier l'intégralité des allégations qui lui ont été rapportées ;
- qu'il convient de se garder d'extrapoler les constats dressés par le présent avis à l'ensemble du territoire de la République ;
- qu'étant dépourvue de compétence juridictionnelle, elle s'est interdit, en l'absence d'accès aux dossiers contentieux, de porter une quelconque appréciation sur le bien-fondé des décisions prononcées par la juridiction administrative ;
- qu'elle se gardera bien, n'étant pas professionnelle de la sécurité, de formuler des appréciations globales sur l'efficacité des mesures relatives à l'état d'urgence pour lutter contre le terrorisme.

I. - Les constats de la CNCDH portant sur la mise en œuvre des mesures de police administrative de l'état d'urgence

6. Depuis la déclaration de l'état d'urgence du 14 novembre 2015, trois types de mesures administratives ont été principalement ordonnées : les perquisitions (source ministère de l'intérieur : 3 284 mesures au 3 février 2016), les assignations à résidence (source ministère de l'intérieur : 392 mesures au 3 février 2016), les fermetures de lieux de culte (source ministère de l'intérieur : 10 mesures au 3 février 2016) et les interdictions de manifester (source CGT : un peu moins d'une dizaine de mesures). En ce qui concerne ces dernières, la CNCDH regrette, à l'instar de la commission des lois, qu'elles ne fassent pas l'objet d'un recensement par le ministère de l'intérieur (5).
Si la CNCDH peut comprendre l'impératif de sécurité qui gouverne la mise en œuvre de ces mesures administratives relatives à l'état d'urgence, elle rappelle que ces opérations doivent se dérouler dans un total respect de la légalité, ainsi que des libertés et droits fondamentaux des personnes concernées et des engagements internationaux de la France.

A. - Les perquisitions administratives

7. S'agissant des modalités d'organisation des perquisitions, la CNCDH a été informée de nombreux dysfonctionnements. Le déploiement et la mobilisation des forces de police et de gendarmerie sont parfois apparus démesurés. A titre d'exemple : la perquisition d'une mosquée à Brest, le 20 novembre 2015 à 3 h 20 du matin, par une centaine de policiers, gendarmes et CRS. Cette opération n'aurait donné lieu à aucune interpellation. Par ailleurs, les autorités ont pu manquer de discernement dans le choix du lieu perquisitionné, comme notamment une ferme biologique dans le Périgord.
8. De plus, des ONG et associations entendues par la CNCDH ont fait état d'un nombre important de perquisitions réalisées au domicile de personnes déjà assignées à résidence. D'une part, ce manque d'articulation entre ces deux mesures est très vraisemblablement révélateur de leur utilisation précipitée par l'autorité administrative compétente. D'autre part, se pose la question de l'utilité du recours à une mesure de perquisition à l'égard d'une personne déjà assignée, celle-ci étant nécessairement informée de ce que l'administration la considère comme potentiellement dangereuse.
9. S'agissant du déroulement des perquisitions, le croisement des informations recueillies par la CNCDH a permis de mettre en exergue des débordements. Doivent notamment être signalés :

- l'absence de prise en compte de la présence potentielle de mineurs ou de personnes vulnérables (femmes enceintes, personnes âgées, handicapées, etc.) sur les lieux de la perquisition, les opérations pouvant entraîner chez ces dernières un choc, puis des séquelles psychologiques ;
- la commission de violences physiques par les agents de police et de gendarmerie (plaquage au sol des personnes présentes dans le lieu d'habitation, coups, immobilisation physique accompagnée d'une mise en joue avec arme) ;
- les violences psychologiques (par exemple, la mise en joue avec arme d'une femme enceinte ou d'un enfant) ;
- la pratique du menottage dans des conditions contraires aux exigences posées à l'article 803 du code de procédure pénale (6) ;
- la dégradation volontaire ou involontaire d'emblèmes religieux ou d'objets cultuels ;
- des dégâts matériels quasi systématiques (bris de portes en l'absence d'un refus d'ouverture préalable, destruction inutile du mobilier et d'effets personnels) ;
- des propos déplacés, vexatoires, voire injurieux, tenus par les agents de police et de gendarmerie (par exemple : Lisez ça si vous savez lire , On est en état d'urgence alors on fait ce qu'on veut ou encore Il reste encore quelques places à Guantanamo ) ou à effet discriminatoire (par exemple : Vous pratiquez plus qu'il ne faut ) ;
- la durée excessive des opérations (jusqu'à 12 heures), notamment en raison de la lenteur du processus d'enregistrement des données informatiques (7) ;
- l'absence de remise de l'ordre de perquisition et du récépissé récapitulant le déroulement des opérations.

La CNCDH se félicite de ce que le ministre de l'intérieur a, par circulaire du 25 novembre 2015 relative aux perquisitions administratives dans le cadre de l'état d'urgence, rappelé les forces de l'ordre au strict respect des règles définies dans le code de déontologie de la police et de la gendarmerie nationales (8).
10. S'agissant enfin des conséquences des perquisitions administratives, le coût des dégradations matérielles évoquées ci-dessus peut s'avérer extrêmement lourd pour les intéressés. A ce propos, la CNCDH relève que l'engagement de la responsabilité de l'Etat suppose la caractérisation d'une faute lourde (9), sous réserve d'une évolution de la jurisprudence sur ce point. En outre, du fait des méthodes peu discrètes entourant le déroulement des perquisitions, plusieurs personnes concernées déclarent vouloir déménager en raison de l'inévitable suspicion d'appartenance à la mouvance terroriste engendrée chez les proches et voisins. A cela s'ajoutent les effets déstabilisants et traumatisants de toute perquisition, accrus lorsque celle-ci a lieu de nuit (10).

B. - Les assignations à résidence

11. Tout d'abord, la CNCDH a été informée de pratiques susceptibles de transformer l'assignation à résidence, mesure restrictive de la liberté d'aller et de venir (11), en une privation de liberté relevant de l'article 66 de la Constitution, du point de vue de son contrôle. C'est le cas notamment de l'obligation pour l'intéressé de se présenter quatre fois par jour dans un commissariat de police, alors même que l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 fixe une limite de trois présentations par jour.
12. Ensuite, il arrive que les mesures d'assignation à résidence soient insuffisamment individualisées au regard de la situation (personnelle, familiale, professionnelle, sociale, etc.) des assignés. En ce sens, il a été fait état auprès de la CNCDH :

- de nombreuses entraves à l'exercice de l'activité professionnelle due à la fréquence des pointages (difficulté de se rendre sur son lieu de travail du fait de l'éloignement du domicile, difficultés d'organiser des déplacements, des rendez-vous ou réunions, recherche d'emploi entravée) ; ces entraves sont aggravées par le fait que, souvent, le lieu de pointage est très éloigné du domicile de la personne concernée ;
- d'obstructions à la poursuite d'études, ainsi qu'à l'accès aux formations professionnelles et diplômantes ;
- de bouleversements dans l'organisation de la vie privée et familiale, également du fait des pointages imposés (difficultés dans l'accompagnement scolaire et extrascolaire des enfants en raison de la multiplication des déplacements, notamment lorsque le lieu de scolarisation des enfants est différent du lieu de...

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