Mémoire en réplique présenté par les députés signataires du recours dirigé contre la loi relative au renseignement

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0171 du 26 juillet 2015
Record NumberJORFTEXT000030932401
CourtCONSEIL CONSTITUTIONNEL
Date de publication26 juillet 2015

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
Pour faire suite à notre saisine déposée le 25 juin 2015 au greffe du Conseil constitutionnel, nous vous prions de trouver ci-joint un mémoire en réplique aux observations en réponse produites par le Gouvernement. Celles-ci n'arrivent pas à convaincre, loin s'en faut, et montrent combien votre décision sera importante pour définir les contours d'un équilibre entre droits fondamentaux.
A l'ère de possibilités infinies de surveillance, certains principes simples doivent être réaffirmés. Rien ne serait pire qu'au détour d'un texte dont l'objet principal est de lutter contre la criminalité la plus odieuse et les barbares des temps modernes, s'insinue au cœur de notre démocratie les prémices d'une gouvernance algorithmique dont tout le monde doit craindre qu'elle échappe un jour à ses concepteurs. La lutte contre le terrorisme exige la puissance de l'Etat de droit, pas la défiance généralisée.
Voici les brèves remarques en réplique qu'appelle le mémoire du Gouvernement.

1. S'agissant du champ d'application de la loi

Le Gouvernement prétend que le texte critiqué a un champ limité et bien défini et correspondant en substance à des hypothèses circonscrites à la défense des intérêts supérieurs de la Nation et à la lutte contre le terrorisme.
Cette présentation ne correspond pas à la réalité des faits.
Deux motifs sont particulièrement critiquables de ce point de vue et il est frappant que le Gouvernement passe rapidement sur ces points dans sa réponse et on le comprend… Il est assez évident que plusieurs dispositions vont bien au-delà de la lutte contre le terrorisme ou bien de la défense des intérêts économiques, scientifiques ou industriels de notre pays.
En premier lieu, on relèvera que le Gouvernement reste étonnamment discret lorsqu'il s'agit des possibilités d'investigation ouvertes par le motif retenu par l'article L. 811-3 de " prévention de la criminalité et de la délinquance organisée ". Celui-ci repose en droit pénal, en effet, sur la notion de " bande organisée " définie par l'article 131-7 du code pénal comme étant " tout groupement formé ou toute entente en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'une ou de plusieurs infractions ". La liste des infractions potentiellement concernées à ce titre est énoncée par l'article 706-73 du code de procédure pénale qui fixe la liste des infractions concernées, soit quinze cas. Or, si le paragraphe 11° de cet article vise effectivement les actes de terrorismes et que certains crimes portant atteinte à la dignité humaine sont également visés, on relève, cependant, les infractions suivantes :
" 3° les crimes et délits de trafic de stupéfiants prévus par les articles 222-34 à 222-40 du code pénal, les peines encourues allant de cinq ans d'emprisonnement à la réclusion criminelle à perpétuité ; (…) 6° les crimes et délits aggravés de proxénétisme prévus par les articles 225-7 à 225-12 du code pénal, les peines encourues allant de dix ans d'emprisonnement à la réclusion criminelle à perpétuité ; 7° le crime de vol commis en bande organisée qui, en vertu de l'article 311-9 du code pénal, est passible de quinze à trente ans de réclusion criminelle ; (…) 13° les délits d'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d'un étranger en France commis en bande organisée prévus par le quatrième alinéa du 1 de l'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 susvisée, puni par l'article 21 bis de la même ordonnance de dix ans d'emprisonnement ; ".
Ces exemples montrent qu'en réalité, c'est tout un pan du droit pénal qui est ici englobé. Parmi ces infractions, qui doivent évidemment être prévenues, poursuivies et réprimées sans faiblesse, on trouve des crimes et délits qui ne constituent pas un danger pour l'intérêt national justifiant le recours aux procédés de surveillance prévus par la présente loi. Un vol de tableau en bande organisée justifie-t-il d'être soumis à la rigueur des dispositions critiquées ? Le délit d'aide à l'entrée et au séjour des étrangers en situation irrégulière justifie-t-il un tel régime de police administrative maximale ?
On rappellera que la CNCDH a, dans son avis du 16 avril 2015, souligné que " ces articles ne définissent pas un comportement incriminé, mais désignent un inventaire d'infractions dont le seul point commun est d'être commise en bande organisée sans que l'on sache exactement ce qu'est une bande organisée " (§ 28).
En vertu de ce motif, c'est potentiellement une large partie du droit pénal qui serait ainsi partiellement dé-judiciarisé rendant dès lors possible la surveillance administrative tous azimuts, sans les procédures, attributs et contrôles de l'autorité judiciaire.
C'est dans votre jurisprudence qu'on retrouve cette même préoccupation relative à la difficulté d'appréhender l'amplitude de ces infractions et leur complexité intrinsèque. Ainsi, dans votre décision de 2004 sur la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, vous avez certes validé un mécanisme de procédure pénale placé sous le contrôle de l'autorité judiciaire, reposant sur le même renvoi aux articles 706-73 du CPP, mais vous l'avez assorti sur plusieurs points de réserves strictes d'interprétations :
" Considérant que, parmi les infractions ne portant pas nécessairement atteinte aux personnes, figure le vol lorsqu'il est qualifié de crime ; que, toutefois, si le vol commis en bande organisée trouve sa place dans cette liste, il ne saurait en être ainsi que s'il présente des éléments de gravité suffisants pour justifier les mesures dérogatoires en matière de procédure pénale prévues à l'article 1er de la loi déférée ; que, dans le cas contraire, ces procédures spéciales imposeraient une rigueur non nécessaire au sens de l'article 9 de la Déclaration de 1789 ; qu'il appartiendra à l'autorité judiciaire d'apprécier l'existence de tels éléments de gravité dans le cadre de l'application de la loi déférée " et " qu'il ressort des termes mêmes de l'article 706-73 nouveau du code de procédure pénale que le délit d'aide au séjour irrégulier d'un étranger en France commis en bande organisée ne saurait concerner les organismes humanitaires d'aide aux étrangers ; que, de plus, s'applique à la qualification d'une telle infraction le principe énoncé à l'article 121-3 du même code, selon lequel il n'y a point de délit sans intention de le commettre ".
Comme vous l'avez jugé, la plupart de ces infractions sont complexes et requièrent un travail de qualification préalable qui ressort normalement de la compétence de l'autorité judiciaire. Il est assez évident que la mise en œuvre des techniques de surveillance dont il s'agit ne pourra pas passer par un tel travail préalable. Il serait vain de considérer, comme le suggère le Gouvernement dans son mémoire, que la commission instituée par la loi pourra réaliser un tel travail. Dans la réalité judiciaire, cela suppose des magistrats instructeurs à plein temps épaulés par des équipes dédiées rompues au recueil d'éléments utiles. Est-il sérieux d'imaginer que la commission, qui ne siège pas de façon permanente et qui n'a pas de services propres, pourra s'y consacrer comme il conviendrait. Si dans la décision de 2004 vous aviez validé le dispositif au prix de réserves strictes, dans le cas présent, considérant la différence de situation et le fait qu'aucune autorité ne peut jouer en substitution le rôle du juge judiciaire, sauf à sombrer dans l'Etat de police, seule la censure sera possible.
En second lieu, il convient de pointer le manque de clarté et le risque d'arbitraire liés à l'application du motif visant les " violences collectives de nature à gravement porter atteinte à la paix publique ". Là encore, nombreux sont ceux qui s'inquiètent qu'une telle définition ouvre sur une surveillance des mouvements syndicaux ou politiques.
Certes, le Gouvernement prétend qu'il s'agit là d'une notion bien connue du droit pénal. Cette présentation des choses est commode et peu fidèle à la réalité du droit et de la procédure pénale. D'abord, on rappellera, comme se plait à le faire d'ailleurs le Gouvernement, que dans un cadre de police administrative, certains des éléments de preuves nécessaires à des qualifications de cette nature - à savoir d'une certaine complexité requérant notamment la recherche de l'élément intentionnel - sont, par construction, difficiles voire impossibles à recueillir à ce stade. Ensuite, il convient toujours de rappeler que l'une des questions principales posée par la loi soumise à votre examen...

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