Saisine du Conseil constitutionnel en date du 25 juin 2015 présentée par au moins soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2015-713 DC

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0171 du 26 juillet 2015
Record NumberJORFTEXT000030932330
Enactment Date25 juin 2015
CourtCONSEIL CONSTITUTIONNEL
Date de publication26 juillet 2015

LOI RELATIVE AU RENSEIGNEMENT

Les signataires de la présente saisine auprès de votre Conseil, sur la loi sur le renseignement, partagent naturellement l'objectif principal de ce texte qui est de donner un cadre légal aux pratiques des services de renseignement, dans l'espoir qu'il permette de renforcer la sécurité des Français face aux nouvelles menaces terroristes.
Ce texte pose cependant la question très difficile de l'équilibre qu'il convient de trouver entre d'une part, le renforcement des moyens et la protection de nos services de renseignement, et d'autre part, la proportionnalité de leurs intrusions dans les libertés individuelles, et notamment la vie privée de chacun de nos concitoyens.
Nous nous interrogeons notamment, comme cela est développé dans les pages suivantes, sur la définition large et peu précise des missions pouvant donner lieu à enquêtes administratives ; sur les moyens techniques considérables de collectes massives de données ; ainsi que sur la proportionnalité, par rapport aux objectifs recherchés, de la mise en œuvre de ces techniques intrusives et attentatoires au respect de la vie privée, à l'ère où le numérique est présent à chaque instant de notre vie. La concentration des pouvoirs aux seules mains de l'Exécutif est d'autant plus préoccupante qu'à aucun moment il n'existe un véritable droit de recours du citoyen auprès du juge judiciaire, garant des libertés individuelles selon notre Constitution.
Au moment où les Etats-Unis viennent de voter le " Freedom Act " en juin 2015 et font ainsi marche arrière par rapport au " Patriot Act ", adopté suite aux attentats du 11 septembre 2001, il est étonnant de voir le gouvernement français présenter un projet de loi sur le renseignement, rédigé dans l'urgence, à la suite des attentats de janvier 2015 et examiné en procédure accélérée. L'étude d'impact du projet de loi est d'ailleurs peu documentée, voire pas du tout en ce qui concerne l'article 2 sur les algorithmes et les boîtes noires.
La discussion législative a montré que ces inquiétudes se sont manifestées dans tous les groupes politiques, sans esprit partisan. Il n'y a pas d'un côté ceux qui seraient déterminés à défendre la République et de l'autre, le camp des naïfs ou des mauvais patriotes, complaisants vis-à-vis du terrorisme. Notre démarche est tout simplement celle d'élus de la Nation, déterminés à la fois à se battre contre les terroristes et contre d'éventuelles dérives qui pourraient menacer nos libertés.
En application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, les 106 députés soussignés ont l'honneur de vous déférer l'ensemble de la loi relative au renseignement, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement le 24 juin 2015.
Ils estiment que la loi déférée porte atteinte à plusieurs principes et libertés constitutionnels. A l'appui de cette saisine, sont développés les griefs suivants.

1° Sur l'article 2.
A. - En ce qui concerne l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure.
L'article 2 introduit au code de la sécurité intérieure un nouvel article L. 811-3 qui définit de manière limitative - encore que ce caractère limitatif aurait gagné à être exprimé par la disposition en cause qui, à la différence de l'ex-article L. 241-1 du code de la sécurité intérieure, ne mentionne plus que les interceptions de correspondances peuvent être autorisées " à titre exceptionnel " - les finalités permettant de recourir aux techniques de renseignement prévues par ailleurs par la loi.
Dans la mesure où ces techniques, qu'il n'est pas nécessaire de décrire pour l'instant, portent une atteinte forte à la vie privée et présentent aussi la caractéristique de recueillir des informations sur des personnes étrangères à la cible des services de renseignement (ex : IMSI-catcher), leur mise en œuvre doit être justifiée par des motifs non seulement légitimes mais encore énoncés en termes suffisamment précis.
Ainsi qu'on le sait, " il appartient au législateur, en vertu de l'article 34 de la Constitution, de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; [...] il lui appartient notamment d'assurer la conciliation entre, d'une part, la sauvegarde de l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la protection de principes et de droits de valeur constitutionnelle et, d'autre part, le respect de la vie privée et des autres droits et libertés constitutionnellement protégés " (Cons. const., décision n° 2003-467 DC, 13 mars 2003, cons. 20).
En outre, il ressort de la jurisprudence constitutionnelle que la liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 implique le droit au respect de la vie privée, de sorte que " la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d'intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif " (Cons. const., décision n° 2012-652 DC, 22 mars 2012, cons. 8).
En vertu du " droit au respect de la vie privée et des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ", il est d'abord requis que les dispositions législatives relatives aux données personnelles " comportent les garanties appropriées et spécifiques répondant aux exigences de l'article 34 de la Constitution " (Cons. const., décision n° 2004-499 DC, 29 juillet 2004, cons. 11).
En d'autres termes, le Conseil veille à ce qu'en ce domaine, le législateur " ne prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles " (Cons. const., décisions n° 2012-652 DC, 22 mars 2012, cons. 7, et n° 2004-499 DC, 29 juillet 2004, cons. 12).
Or, en l'occurrence, l'atteinte portée au droit au respect de la vie privée est dépourvue des garanties adéquates, à raison même de la sémantique législative utilisée qui conduit à autoriser le recours à ces techniques sans que cela résulte d'une nécessité publique avérée et dans des conditions si imprécises que toute garantie devient, par là même, illusoire.
a) Il en va ainsi de l'énumération qui figure à l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, lequel mentionne, non les intérêts " essentiels " de la politique étrangère de la France, ou encore les intérêts économiques, industriels et scientifiques de la France, mais les intérêts " majeurs " en ces domaines (2° et 3°).
Or, quels sont-ils ? La disposition attaquée est, sur ce point, si vague, qu'elle porte en elle un risque certain d'évasement dans le recours aux techniques de renseignement, alors que seule la nécessité publique peut justifier qu'elles soient mises en œuvre.
La notion d'" intérêts majeurs de la politique étrangère " ou les " intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs " n'est défini par aucune disposition constitutionnelle ou légale, de sorte que son contenu ressort alors de l'article 20 de la Constitution disposant que " le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ". C'est donc le Gouvernement qui détermine seul des intérêts majeurs de la politique étrangère, celle-ci étant subordonnée à la politique de la Nation. C'est aussi le Gouvernement qui va déterminer - seul - les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs ".
Ainsi, en autorisant le recours aux techniques de renseignement pour la poursuite de ces finalités, le législateur a laissé le Gouvernement déterminer arbitrairement les critères lui permettant de porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux des citoyens, sans que la présente loi ne le limite d'aucune façon, échouant à " prémunir les sujets de droit […] contre le risque d'arbitraire ", tel que l'exige pourtant le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 (et de façon constante cf. : décisions n° 2007-557 DC du 15/11/2007 ; n° 2008-564 DC du 19/6/2008 ; n° 2008-567 du 24/7/2008 et n° 2013-685 du 29/12/2013).
Cette sémantique, trop relâchée, conduit ainsi à ce qu'il soit porté atteinte de manière disproportionnée au droit au respect de la vie privée.
b) Il en va de même du recours à ces techniques en ce qui concerne " l'exécution des engagements européens et internationaux de la France " (2°).
Cette finalité est énoncée en termes tellement lâches que les techniques de renseignement pourront à loisir être mises en œuvre par les services au prétexte commode que ces engagements sont en cause.
De même, que recouvre l'expression " la prévention de toute forme d'ingérence étrangère " (2°) ? Cette formule encourt des critiques identiques.
c) C'est, mutatis mutandis, également le cas des " atteintes à la forme républicaine des institutions " ou encore des " violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique " (5°). Ces notions sont extrêmement vagues.
La " forme républicaine " (du Gouvernement), si elle est mentionnée à l'article 89 de la Constitution, signifie, étymologiquement, le contraire de la monarchie, et on voit mal quelle autre réalité juridique elle pourrait recouvrir. Tout adhérent ou sympathisant à un parti politique se réclamant de la monarchie entrerait dans le champ d'application de cette loi et pourrait être l'objet des techniques de renseignement. Or, c'est l'article 4 de la Constitution qui seul restreint l'activité des partis politiques en ce sens qu' " ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ".
Il conviendrait, a minima, que le Conseil constitutionnel précise que cette notion s'entend au sens du chapitre 2 du livre IV du code pénal intitulé " Des autres atteintes aux institutions de la République ou à l'intégrité du territoire national " (art. 412-1 à 412-8).
De même, les " violences collectives " dont il s'agit incluent, potentiellement, toute manifestation, dont il est au surplus difficile de déterminer à l'avance si elles porteront " gravement atteinte à la paix publique ". Le renseignement s'étend en réalité à toute...

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