Saisine du Conseil constitutionnel en date du 14 mars 2006 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2006-535 DC

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°79 du 2 avril 2006
Date de publication02 avril 2006
CourtCONSEIL CONSTITUTIONNEL
Record NumberJORFTEXT000000814737



LOI POUR L'ÉGALITÉ DES CHANCES


Monsieur le président du Conseil constitutionnel, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les articles 8, 21, 48, 49 et 51 de la loi pour l'égalité des chances telle qu'adoptée par le Parlement.


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A titre liminaire, et pour éviter toute mauvaise interprétation de leur recours, les requérants entendent rappeler leur engagement total dans la lutte contre le chômage, et celui des jeunes en particulier. Si à leurs yeux tout doit être mis en oeuvre pour combattre ce fléau, ils ne sauraient toutefois admettre que soient institués des mécanismes créant des discriminations entre certains jeunes et leurs aînés ou bien entre les jeunes eux-mêmes. Le contrat dit première embauche s'avère, en droit comme en fait, contraire au principe d'égalité devant la loi. Il prive, en outre, les salariés concernés des garanties constitutionnelles qui s'attachent à l'ordre public social impératif et à l'équilibre des contrats. De surcroît, et paradoxalement, le dispositif critiqué est entaché de plusieurs imprécisions au point de générer une insécurité juridique qui sera préjudiciable tant aux salariés qu'aux entreprises. Monsieur le Premier ministre a fini par s'en apercevoir en reconnaissant lors d'un récent entretien télévisé qu'il fallait accroître les garanties des jeunes embauchés sur cette base. Au final, c'est le droit à l'emploi, dont la valeur constitutionnelle est incontestable, qui est atteint.
Cette loi dont on mesure les défauts constitutionnels a, comme si cela ne suffisait pas, été votée dans des conditions marquées par la violation du principe de sincérité et de clarté de la procédure législative consacré, notamment, par les articles 6 de la Déclaration de 1789 et 3 de la Constitution de 1958.
C'est une certaine conception de la vie démocratique et de notre République sociale qui sont aujourd'hui en cause. A cet égard, votre tâche est importante.


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I. - Sur l'article 8


Cet article crée un nouveau contrat de travail dénommé « contrat de première embauche » en fixant son champ d'application et son régime juridique. Ce contrat s'applique aux nouvelles embauches de personnes de moins de vingt-six ans, dans les entreprises de plus de vingt salariés, dans les conditions prévues à l'article L. 620-10 du code du travail. Il se caractérise essentiellement par la non-application, pendant une période de deux ans à compter de sa date de conclusion, des dispositions prévues aux articles L. 122-4 à L. 122-11, L. 122-13 à L. 122-14-14 et L. 321-1 à L. 321-17 du même code.
Autrement dit, pendant cette période de deux ans - période singulière que la loi ne qualifie en aucune façon -, la quasi-totalité des règles de résiliation du contrat de travail à durée indéterminée ne s'applique pas.
Ainsi, se trouve principalement exclu du régime juridique du contrat de première embauche la procédure de l'article L. 122-14 du code de travail prévoyant un entretien préalable au licenciement, au cours duquel l'employeur doit indiquer au salarié les motifs du licenciement et recueillir ses observations et explications, complétée par les articles L. 122-14-1 et L. 122-14-2 aux termes desquels l'employeur qui décide de licencier un salarié doit notifier le licenciement par lettre recommandée avec avis de réception contenant le ou les motifs de licenciement.
Il convient aussi de relever qu'en droit des personnes du même âge et à qualification équivalente pourront se trouver soumises à des régimes juridiques différents au sein d'une même entreprise, voire d'un même service. Et ce sans qu'aucune justification objective et rationnelle ne vienne au soutien d'une telle différence de traitement.
Cette discrimination est, à l'évidence, au coeur des questions constitutionnelles posées par le contrat dit première embauche.
Sur le fond, le contrat créé par l'article 8 de la loi est, par son champ et son contenu, un dispositif législatif conséquent qui méconnaît gravement plusieurs principes constitutionnels, dont le principe d'égalité devant la loi, l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et les garanties qui s'attachent à l'exigence constitutionnelle du droit à l'emploi, ainsi que le principe d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, le droit au recours et la Charte sociale européenne.
Mais avant tout, sur la procédure, il ressort des conditions du débat parlementaire autour de cet article 8, comme pour le reste de la loi au demeurant, qu'ont été méconnus les principes de clarté et de sincérité des débats parlementaires tels qu'ils résultent notamment des articles 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et ensemble des articles 3, 39 et 44 de la Constitution.


1. Sur la procédure


Les conditions du débat parlementaire ayant abouti au vote de la loi critiquée, et particulièrement de son article 8 créant le contrat première embauche, révèlent un cumul parfait de tous les détournements de procédure possibles dans le cadre de l'examen d'un projet de loi. Les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire (n° 2005-526 DC du 13 octobre 2005) et, en particulier, les articles 6 de la Déclaration de 1789, et 3, 39 et 44 de la Constitution sont ainsi méconnus.
Certes, les outils de procédure utilisés dans le cadre de l'examen de ce texte peuvent apparaître, pris isolément, conformes aux prescriptions constitutionnelles. Mais les apparences ne sauraient tromper votre vigilance tant l'accumulation du recours à ces procédures, dont certaines exorbitantes du droit commun parlementaire, ne peuvent, en l'espèce, se justifier par la nécessité de répondre à une démarche de « flibuste » de la part de l'opposition.
En tout état de cause, le recours à cet arsenal maximal de règles du parlementarisme rationalisé s'avère disproportionné au regard des conditions du débat parlementaire et de l'importance des questions posées par le sens et l'ampleur de l'amendement gouvernemental créant le contrat dit « première embauche ».
En effet, l'article 8 de la loi a été introduit :
- alors que, d'une part, malgré sa portée et son ampleur inédites, il a été présenté par voie d'amendement du Gouvernement, en privant donc le Conseil d'Etat de l'examen réel et sincère du projet de loi initial comme le prévoit pourtant l'article 39 de la Constitution ;
- alors que, d'autre part, l'urgence déclarée ne permettait donc qu'une lecture dans chaque assemblée ;
- alors que, par ailleurs, il n'a fait l'objet d'aucun vote par l'Assemblée nationale dans la mesure où l'article 49, alinéa 3, de la Constitution a été utilisé par M. le Premier ministre et que son adoption conforme par le Sénat a privé la commission mixte paritaire de la possibilité d'en connaître ;
- alors que l'Assemblée nationale, d'une part, n'a pu exercer son droit d'amendement que par le biais d'un sous-amendement ne devant pas être en contradiction avec l'amendement en application de l'article 98, alinéa 4, du règlement de l'Assemblée nationale et que le Sénat, d'autre part, n'a pas connu une telle contrainte ;
- et alors que, enfin, le Sénat a procédé à l'examen de la loi dans des conditions particulières, dans la mesure où de nombreux amendements ont été écartés au titre d'artifices de procédure sans être mis en discussion en séance.
Certes, au terme de votre jurisprudence, le droit d'amendement doit pouvoir s'exercer pleinement au cours de la première lecture, par chacune des deux assemblées parlementaires, des projets et des propositions de loi. Mais c'est à la condition cependant que les amendements, y compris ceux déposés par le Gouvernement, ne soient pas dépourvus de tout lien avec l'objet du projet ou de la proposition déposé sur le bureau de la première assemblée saisie et que les exigences constitutionnelles de clarté et de sincérité du débat parlementaire soient pleinement garanties (décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006).
On doit déduire de la logique de ces prescriptions constitutionnelles, de leur lettre comme de leur esprit, que ces exigences, et notamment celles tenant à la sincérité du débat parlementaire, s'imposent d'autant plus quand un texte fait l'objet d'une seule lecture dans chaque chambre.
A cet égard, il s'agit de s'assurer de la sincérité de l'ensemble du processus d'élaboration de la loi qui forme un tout de nature à garantir que la loi votée sera bien l'expression de la volonté générale. C'est pourquoi le cumul abusif de certaines règles peut aboutir à un vice de procédure flagrant.
1.1. En premier lieu, vous n'avez pas hésité à censurer une disposition législative pour irrégularité de procédure, au motif de la violation de l'article 39 de la Constitution pris en son deuxième alinéa selon lequel : « Les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d'Etat et déposés sur le bureau de l'une des deux assemblées. » Vous avez ainsi considéré que, si le conseil des ministres délibère sur les projets de loi et s'il lui est possible d'en modifier le contenu, c'est, comme l'a voulu le constituant, à la condition d'être éclairé par l'avis du Conseil d'Etat, et que, par suite, l'ensemble des questions posées par le texte adopté par le conseil des ministres doit avoir été soumis au Conseil d'Etat lors de sa consultation (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003).
Il s'ensuit que si le Gouvernement conserve, évidemment, la faculté d'amender son propre projet de loi pendant le cours de la procédure parlementaire, c'est à la condition, cependant, qu'il n'ajoute pas une disposition qui, par sa nature, sa portée et son ampleur, aurait dû figurer dans le projet de loi initial soumis à l'examen du Conseil d'Etat en application de l'article 39 de la Constitution. Autrement dit, le fait pour le Gouvernement d'amender sciemment, a posteriori, son projet de loi afin de contourner son obligation de sincérité et de clarté au stade de la phase...

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