Saisine du Conseil constitutionnel en date du 11 février 2004 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2004-492 DC

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°59 du 10 mars 2004
Record NumberJORFTEXT000000797976
CourtCONSEIL CONSTITUTIONNEL
Date de publication10 mars 2004



LOI PORTANT ADAPTATION DE LA JUSTICE
AUX ÉVOLUTIONS DE LA CRIMINALITÉ


Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité telle qu'adoptée par le Parlement.


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Préalablement à l'exposé des griefs et moyens développés à l'encontre de la loi, les saisissants entendent rappeler que, dans un Etat de droit, le droit à la sécurité, que nul ne conteste, doit être concilié avec le droit à la sûreté tel qu'il découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, c'est-à-dire avec le droit de n'être ni poursuivi, ni arrêté, ni détenu, ni condamné arbitrairement.
La protection de la liberté individuelle repose aussi sur l'article 16 de la Déclaration de 1789 selon lequel « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».
Afin d'éviter toute mauvaise compréhension de la saisine, ses auteurs entendent rappeler leur attachement républicain à la poursuite de l'objectif de sauvegarde de l'ordre public comme un des éléments d'une société garantissant le respect de l'autre, mais dans le respect des droits et libertés constitutionnellement protégés. Il en va particulièrement ainsi lorsque se trouvent en cause les formes les plus graves de la criminalité. Sont alors justifiées des procédures singulières dérogatoires au droit commun mais qui doivent être strictement définies, limitées dans le temps, et entourées de l'ensemble des garanties des droits les plus précises et effectives possible. Mais l'invocation de circonstances exceptionnelles justifiant la mise en oeuvre de règles particulières, à la condition qu'elles soient rigoureusement encadrées, ne saurait légitimer le glissement insidieux de telles procédures extraordinaires vers un Etat d'exception permanent, sauf à modifier radicalement la nature de notre système démocratique et son équilibre judiciaire.
L'enjeu de la présente saisine est là. Il est majeur.
Or, c'est à vous qu'incombe, en fin de procédure législative, la lourde responsabilité de faire respecter la pérennité de cet équilibre, fondamental pour notre pacte républicain.
Heureusement, il ressort de votre jurisprudence, en écho aux principes dégagés par la Cour européenne des droits de l'homme, que sont censurées les dispositions dont la rédaction et les possibilités de mise en oeuvre sont de nature à porter une atteinte excessive et manifestement disproportionnée aux libertés individuelles de tout individu, quelle que soit sa condition sociale, son origine ou sa nationalité.
Ainsi, au regard de votre jurisprudence, ne peuvent être admises, par exemple, les mesures procédurales non nécessaires et manifestement disproportionnées au regard des droits et libertés constitutionnellement protégés (décision du 16 juillet 1996), l'absence ou l'insuffisance de garanties effectives de ces droits et libertés dont le droit pour chacun de bénéficier d'une procédure pénale et d'un procès juste et équitable conduits sous le contrôle réel d'une autorité judiciaire pleinement indépendante et impartiale (décisions des 19 et 20 janvier 1981, 2 février 1995). Ces principes participent du respect des libertés individuelles, de la présomption d'innocence et, nul ne peut l'ignorer en ce moment, du principe d'égalité de tous devant la justice qui découle de celui d'égalité devant la loi.
Pourtant, et malgré une mobilisation sans précédent des professions judiciaires, avocats et magistrats réunis, des universitaires, de multiples associations, et d'instances indépendantes comme la Commission nationale consultative des droits de l'homme (1), la loi critiquée rompt l'équilibre autour duquel s'est toujours ordonnée notre justice pénale.
Aussi, avant de critiquer dans le détail plusieurs articles de la loi qui vous est déférée, il apparaît indispensable de remettre en perspective la logique dangereuse de ce texte, très long et fourre-tout, où cohabitent les infractions les plus graves avec celles les moins troublantes pour l'ordre public, telle la mise en fourrière des véhicules automobiles.
Certes, l'habileté de sa rédaction consiste à noyer les atteintes aux principes constitutionnels dans un fatras de dispositions qui, lues isolément, pourraient paraître sans grand danger pour les libertés. Evidemment, vous ne vous laisserez pas prendre à cette opération de camouflage et de banalisation de l'Etat d'exception. Comme vous l'avez mesuré, le rapprochement de plusieurs articles de la loi montre que notre procédure pénale risque ainsi de changer de nature, favorisant de façon inédite les autorités de poursuites, sous le contrôle du ministre de la justice, au détriment des libertés individuelles et des garanties constitutionnelles y étant substantiellement attachées.
Pour s'en convaincre, quelques illustrations suffisent. Qu'on en juge.
En premier lieu, l'article 1er de la loi use de la notion de « bande organisée » en l'accolant à toute une litanie d'infractions (quinze), de nature très différentes les unes des autres puisque allant des crimes de traite des êtres humains aux actes de terrorisme en passant par le vol et la destruction d'un bien, ou bien encore l'aide au séjour d'un étranger en situation irrégulière. S'y ajoute une liste non exhaustive d'autres crimes et délits dont la définition est laissée au hasard des lectures du code pénal et qui ne subissent qu'incomplètement les effets de cette qualification spéciale. Le lien entre cette liste d'infractions et la grande criminalité n'apparaît pas clairement. La justification d'une procédure extraordinaire tous azimuts non plus.
Est ainsi créée une nouvelle catégorie d'infractions en parfaite contradiction avec l'article 8 de la Déclaration de 1789 dont découlent les principes de nécessité et de légalité des délits et des peines.
En effet, il s'avère, de l'avis général, que cette notion de « bande organisée », figurant à l'article 132-71 du code pénal, est floue et imprécise. Comme le relève la CNCDH, elle se rattache davantage à un concept de criminologie qu'à une définition claire. Difficile à appréhender, elle était, avant cette extension du domaine de la lutte contre la criminalité sous toutes ses formes, une circonstance aggravante utile à la juridiction de jugement pour, le cas échéant, justifier, en droit, le prononcé d'une peine alourdie. Son usage délicat intervenait donc en fin de procédure et après que toutes les investigations ont été conduites et préalablement contrôlées grâce au travail, le plus souvent collégial, des juges du siège.
A l'inverse, dans la nouvelle loi, cette notion a pour but de permettre la mise en oeuvre, ab initio, de règles de procédure pénale exceptionnelles et particulièrement attentatoires aux libertés individuelles puisque justifiant, notamment, l'allongement de la durée de la garde à vue, y compris pour certains mineurs de plus de 16 ans, et le retardement de l'arrivée de l'avocat pendant cette période de rétention policière, la pose d'écoutes et de caméras aux domiciles privés des personnes, les perquisitions de nuit dans les domiciles privés. Dans la société du spectacle et de la vérité policière révélée, cette loi ouvre sur Big Brother. Dans l'Etat de droit, elle viole certainement les libertés constitutionnellement garanties.
Le renversement de logique éclate dès lors que le recours à cette qualification imprécise se trouve soumis au choix des officiers de police judiciaire qui pourront l'utiliser, par exemple, pendant l'enquête de flagrance dont la durée peut désormais atteindre quinze jours.
Le caractère incroyablement attentatoire aux droits et libertés triomphe quand on considère, aux termes du nouvel article 706-104 du code de procédure pénale, qu'à l'issue de l'enquête policière ou de la procédure judiciaire, le fait que la circonstance de bande organisée ne soit pas retenue ne constitue pas une cause de nullité des actes accomplis.
Autrement dit, la loi met à la disposition des officiers de police judiciaire une notion floue et imprécise, qui justifie les mesures les plus graves contre les libertés individuelles, mais dont l'emploi erroné ne fait l'objet d'aucune sanction judiciaire !
Les auteurs de la saisine souhaitent redire ici leur soutien à l'esprit républicain qui anime la police et la gendarmerie, lesquelles s'acquittent généralement bien de leurs lourdes tâches. Mais ils entendent redire que la garantie des droits au sens de l'article 16 de la Déclaration de 1789 suppose un équilibre dans la conduite du procès pénal, lui-même protecteur des forces de l'ordre en évitant les mises en cause injustifiées.
A vrai dire, on se demande pourquoi les autorités de police devraient renoncer à utiliser cette opportunité dans le plus grand nombre de cas, dès lors que rien ne viendra sanctionner leur erreur de départ. Et quand les « plombiers » viendront retirer les caméras et micros installés pendant quatre mois chez vous, vous libéreront des quatre jours de garde à vue, quitteront votre domicile au petit matin blême sous les yeux de vos enfants inquiets du bruit mais rassurés de voir que la police veille, sans doute obtiendrez-vous des excuses pour ce « dérangement dû à une erreur de notre opérateur »...
On se demande surtout comment, au regard de votre jurisprudence, et par exemple de votre décision du 16 juillet 1996, un tel régime procédural extensif et attrape-tout peut être admis à l'aune de l'article 8 de la Déclaration de 1789 et des principes de légalité criminelle, de nécessité et de proportionnalité des peines.
En deuxième lieu, il apparaît que la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, telle que prévue par l'article 137 de la loi, viole le droit à un procès équitable et à l'égalité des armes, les principes de présomption d'innocence et d'égalité...

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