Avis « Droits des étrangers et droit d'asile dans les outre-mer : Le cas de la Guyane et de Mayotte »

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0276 du 26 novembre 2017
Date de publication26 novembre 2017
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Record NumberJORFTEXT000036086782

(Assemblée plénière du 26 septembre 2017 - adoption à l'unanimité)

Cet avis s'inscrit dans le cadre d'une étude menée par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur l'effectivité des droits de l'homme dans les outre-mer, qui fera l'objet d'une publication en 2018.
1. Les droits des étrangers et le droit d'asile ne sont pas les mêmes sur l'ensemble du territoire français. Entre la métropole et les outre-mer nous sommes loin de l'égalité réelle. Les territoires ultramarins sont marqués par un régime d'exception, qualifié par certains de " régime à la carte " (i). Qu'elles soient de droit ou de fait, ces dérogations touchent des femmes, des hommes et des enfants tout au long de leur parcours migratoire, de l'entrée sur le territoire ultramarin jusqu'à leur éloignement, entraînant de lourdes conséquences sur leur quotidien et leur destin.
2. Cet avis de la CNCDH n'a pas la prétention de décrire l'ensemble des dispositions qui restreignent les droits des étrangers dans les outre-mer. De nombreux sujets auraient mérité l'attention de la commission, comme les conditions d'entrée et de séjour, l'accès à la nationalité française (ii), l'accès aux droits sociaux et à la santé ou encore la circulation des étrangers munis d'un titre de séjour, autant de droits souffrant de fortes dérogations. Le choix de la CNCDH s'est porté sur des atteintes particulièrement graves et manifestes à l'égard de certains droits fondamentaux et affectant des publics très vulnérables : les droits garantis lors de la procédure d'éloignement, le droit d'asile et la protection des mineurs isolés étrangers et des victimes d'exploitation et de traite des êtres humains. Au regard de ces éléments, deux territoires se distinguent immédiatement : la Guyane et Mayotte, qui présentent une situation tout à fait inquiétante au regard des entraves régulières et massives aux droits des étrangers et des demandeurs d'asile.
3. Les questions migratoires dans les outre-mer ne peuvent être traitées sans prendre en considération l'environnement géographique, historique et géopolitique de ce contexte régional spécifique. La CNCDH s'est donc attachée dans cet avis à prendre en compte le contexte singulier des territoires guyanais et mahorais. Les entorses régulières au droit commun sont justifiées par le législateur (iii) comme par la puissance publique, par l'exceptionnelle situation géographique de ces territoires ultramarins mais également par leur réalité démographique et sociale.
4. Le motif de la pression migratoire est incontestablement le premier argument utilisé pour justifier le maintien du régime dérogatoire. Sur l'île de Mayotte, près de 40 % de la population est étrangère (iv), très majoritairement comorienne (v), et la moitié en situation irrégulière (vi). Cette présence importante des ressortissants d'Etats tiers fait de Mayotte un département français d'autant plus exceptionnel qu'il est également marqué par une forte croissance démographique. En Guyane, la population a augmenté pour sa part de près de 6 % (vii) en deux années en raison de l'arrivée de plusieurs milliers de ressortissants haïtiens (viii). C'est aussi le territoire de France qui a le plus fort taux de natalité (4 %) (ix).
5. Le contexte économique et social est également un motif fréquemment avancé pour justifier le maintien de mesures d'exception à l'égard des étrangers. Pour ces deux territoires, l'insuffisant maillage des services publics (x), les fragiles infrastructures et moyens de communication peinent à faire face à l'enjeu que représentent l'accueil des personnes étrangères, le traitement technique de leur situation et le flux variable des arrivées. L'accès à la justice est également très difficile en Guyane et à Mayotte, comme la CNCDH le souligne dans son avis adopté le 22 juin 2017 (xi). En outre, il ne faut pas négliger non plus la très faible connaissance par les populations de leurs droits, ni la barrière de la langue qui constitue à l'évidence un frein supplémentaire.
6. La Guyane comme Mayotte présentent des caractéristiques géographiques particulières qui s'inscrivent dans un espace régional, dans lequel les pays limitrophes sont souvent des terres de voisinage étroitement connectées les unes aux autres, et entre lesquelles des mouvements migratoires naturels et pendulaires ont cours depuis des siècles. Pour appréhender ces territoires, la prise en compte des liens historiques est indispensable (xii). Rappelons en effet que Mayotte est originellement une île des Comores qui a décidé son rattachement à la République française en 1974. Depuis la mise en place du " visa Balladur " le 18 janvier 1995, une nouvelle frontière juridique a séparé subitement cet espace de mobilités traditionnelles, dans lequel les Comoriens sont devenus des " étrangers de l'intérieur ". Les circulations ont continué mais dans un nouveau contexte juridique entièrement reconfiguré (xiii). En Guyane, le fleuve Maroni, frontière naturelle avec le Suriname à l'ouest, et le fleuve Oyapock, qui la sépare du Brésil à l'est, sont des " fleuves-frontières " qui ont toujours été des lieux d'échanges, autour desquels sont installés les Amérindiens et Noirs marrons (appelés également Bushinengés) (xiv). En fermant les frontières ultramarines, les autorités françaises ont créé une différenciation entre nationaux et étrangers parmi des populations qui partageaient une histoire, une culture et une économie communes (xv) (xvi). La CNCDH regrette que le droit ne prenne pas en compte ces migrations et échanges jusque-là naturels.
7. Dans ce contexte, les questions migratoires prennent une dimension accrue : elles sont parties intégrantes d'une géographie et d'une histoire communes et font l'objet de tensions sociales et politiques récurrentes. Dans une société où la détresse et la pauvreté frappent les natifs comme les étrangers, la montée des discours de rejet est inévitable. Si ces crispations locales ne sont pas nouvelles, elles connaissent toutefois des pics d'actualité, comme ce fut le cas lors des récentes opérations de " décasage " (xvii) conduites dans le territoire mahorais. Dans cette situation de tension, les pouvoirs publics s'efforcent d'éviter l'exacerbation des sentiments de rejet. C'est au nom de l'ordre public que les pouvoirs des forces de l'ordre et de l'administration sont renforcés, et le rôle des juges bien souvent entravé. La CNCDH s'inquiète des discours érigeant les migrations en menaces et déplore l'utilisation des ressorts de la peur de l'autre et la crainte d'un afflux migratoire pour justifier des politiques sécuritaires et d'exclusion.
8. La CNCDH ne saurait minimiser les conditions particulières dans lesquelles l'accueil et l'accès aux droits doivent être assumés par de nombreux acteurs, dont le travail doit être salué. Avec de faibles moyens, bien des autorités et agents de l'Etat, des associations, des avocats et autres défenseurs s'efforcent de rendre effectifs les droits. L'objectif de la CNCDH n'est pas de fustiger mais d'alerter l'Etat, les collectivités locales ultramarines et tous les acteurs concernés sur les violations les plus graves constatées et d'émettre des recommandations afin que, dans le contexte ultramarin, les principes et les droits fondamentaux ne constituent pas une option mais bien une obligation.
9. Si elle mesure toute l'importance de la prise en compte du contexte spécifique, la CNCDH rappelle néanmoins que celui-ci ne saurait donner un blanc-seing aux autorités et les dispenser de respecter les droits les plus fondamentaux. En effet, aménagement ne signifie pas soustraction aux droits. Si dans leur application le Conseil constitutionnel a pu reconnaître qu'eu égard à des spécificités locales, des aménagements étaient possibles, la mise en place de ces systèmes dérogatoires doit permettre toutefois un respect effectif de ces droits (xviii). Les étrangers doivent bénéficier de droits et libertés fondamentaux non pas " théoriques et illusoires " mais " concrets et effectifs " (xix) comme l'a fermement rappelé la Cour européenne des droits de l'homme. Cette dernière souligne également dans l'affaire De Souza Ribeiro contre France (xx) que la situation géographique d'un département d'outre-mer et la " pression migratoire " subséquente ne peuvent justifier un régime juridique d'exception et des pratiques administratives contraires à la Convention européenne des droits de l'homme.
10. Malgré des avancées notables, on constate le maintien d'un nombre conséquent de mesures d'exception dans plusieurs territoires ultramarins visant aussi bien les conditions d'entrée, de séjour et de circulation des étrangers que les pouvoirs de contrôle, d'éloignement et de placement en rétention administrative.
11. Longtemps dictés par des ordonnances spécifiques, le droit des étrangers et le droit d'asile sont désormais régis par le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda) dans l'intégralité des territoires ultramarins, et notamment à Mayotte depuis le 26 mai 2014 (xxi). Cette extension du champ d'application du Ceseda a permis des progrès pour les étrangers dans le territoire mahorais (xxii) que la CNCDH tient à saluer. Malgré ces efforts d'harmonisation, la CNCDH regrette toutefois le maintien de nombreuses dérogations et l'introduction de nouvelles mesures aggravant les difficultés d'accès au séjour et les possibilités d'exercice des droits contre les mesures administratives (xxiii). De plus, la dernière réforme relative au droit des étrangers du 7 mars 2016 (xxiv) et la loi relative à la réforme du droit d'asile du 29 juillet 2015 (xxv) n'introduisent pas de véritables nouveautés permettant de réduire réellement l'écart entre la métropole et l'outre-mer. Par ailleurs, le dispositif permettant le contrôle des étrangers, régi par le code de procédure pénale, comporte lui aussi des dispositions spéciales permettant de renforcer les pouvoirs de contrôle et de faciliter les interpellations.
12. Rappelons qu'au-delà des...

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