Avis du 22 mai 2018 sur la protection de la vie privée à l'ère du numérique

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0126 du 3 juin 2018
Record NumberJORFTEXT000036977283
Enactment Date22 mai 2018
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Date de publication03 juin 2018

(Assemblée plénière du 22 mai 2018 - Adoption à l'unanimité)

1. Depuis 1995, date de l'entrée en vigueur de la directive européenne sur le traitement des données à caractère personnel (1) , les capacités de stockage, de traitement et de circulation des ordinateurs ont été multipliées par 1000. L'Internet, désormais à travers également les objets connectés, est devenu omniprésent. En 2025, on évalue à 4 800 par jour les connexions entre les personnes et les objets connectés (2). L'évolution technologique elle-même connaît un décuplement sans précédent, à travers la combinaison des technologies et des nanotechnologies. Alors que l'audience des réseaux sociaux croît par ailleurs à un rythme considérable (2.9 milliards de personnes sont actives sur les réseaux sociaux, soit 39 % de la population mondiale), force est de constater que le numérique, en investissant, pour un grand nombre de personnes, quasiment tous les champs de la vie sociale, transforme les grands équilibres classiques entre sphère privée et sphère publique.
2. S'il n'existe pas de définition formelle de la vie privée (3), le nombre d'instruments internationaux y faisant référence et l'abondance de la jurisprudence la concernant suffisent à l'élever au rang de droit fondamental. Le droit à la vie privée est notamment énoncé dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (article 12), dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 17), et dans la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (article 8). Il est également garanti par l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne. Cette absence de contours stricts laisse une marge d'appréciation aux Etats pour en garantir la protection. En France, le droit au respect de la vie privé figure à l'article 9 du code civil (4). Le droit au respect de la vie privée est absent des Constitutions de 1946 et de 1958, mais le Conseil constitutionnel lui reconnaît une valeur constitutionnelle, et ce, sur le fondement de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (5) ; le Conseil constitutionnel fait par ailleurs de la vie privée une composante de la liberté individuelle (6).
3. La notion de vie privée englobe à la fois la notion d'intimité et celle d'autonomie de la personne. Dans une perspective classique, la vie privée correspond à la " sphère secrète de la vie d'où [l'individu] aura le pouvoir d'écarter les tiers " (7). Il s'agit d'abord de permettre à l'individu de s'opposer à toute intrusion non consentie dans sa sphère intime. Le droit au respect de la vie privée est donc un " droit de se masquer " qui vaut pour tout individu (8), dans toutes les sphères de la vie sociale, y compris dans les relations de travail. La protection de l'intimité de la personne porte à la fois sur l'ensemble des éléments matériels (son patrimoine, son domicile, ses correspondances) et immatériels de la vie d'une personne (son image, son corps, sa vie amoureuse et spirituelle). Le droit au respect de l'intimité, pour fondamental qu'il soit, n'est pas cependant pas absolu. Ainsi, si les immixtions dans la vie privée d'autrui sont, en principe, illicites (9), il peut exister des ingérences étatiques légitimes, par exemple pour la protection de la liberté d'expression ou la lutte contre la criminalité (10). Il convient alors de trouver un juste équilibre entre les différents intérêts fondamentaux en présence.
4. Plus récemment, sous l'influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, la notion de vie privée a évolué, pour englober la sphère au sein de laquelle toute personne peut librement se construire et s'épanouir dans ses relations avec autrui et le monde extérieur. Le droit au respect de la vie privée est donc également un " droit de se découvrir ", que garantit le respect de l'identité de la personne. Ainsi, la Cour européenne des droits de l'homme fait de la vie privée " une notion large qui englobe, entre autres, des aspects de l'identité physique et sociale d'un individu, notamment le droit à l'autonomie personnelle, le droit au développement personnel et le droit d'établir et entretenir des rapports avec d'autres êtres humains et le monde extérieur " (11). Bien plus, la Cour estime que la protection de la vie privée implique également la reconnaissance au profit de chaque individu d'une " capacité à être soi-même " : " Sur le terrain de l'article 8 de la Convention en particulier, où la notion d'autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l'interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée, y compris le droit pour chacun d'établir les détails de son identité d'être humain " (12). Cette conception étendue de la vie privée, entendue comme une protection de l'autonomie de la personne et de son droit à l'autodétermination, a des répercussions en termes d'indisponibilité de l'Etat-civil des personnes (nom, sexe) et de protection des relations affectives (familiales, amoureuses et sexuelles).
5. Le droit au respect de la vie privée comporte donc deux composantes : un droit " interne " de préserver sa sphère d'intimité des intrusions extérieures, et un droit " externe " de déployer librement sa personnalité dans la vie sociale, notamment en communiquant ses informations personnelles selon sa convenance. L'extension croissante des domaines de la vie connectés soulève évidemment de nombreuses questions en matière de protection de la vie privée ; son régime juridique ne doit pas être moins exigeant dans la vie numérique que dans la réalité physique. En effet, compte tenu de leur maîtrise sur de nombreuses données personnelles numériques, les grands groupes internationaux, notamment les GAFAM (13), ont désormais une emprise considérable sur nos vies privées, dont les Etats et les sociétés civiles ne peuvent se désintéresser (14).
6. Les progrès numériques offrent aux individus, même très éloignés des centres d'activités, la possibilité d'un développement culturel et social, source d'enrichissement personnel. Cette richesse humaine, rendue possible par les progrès numériques, pour laquelle la CNCDH manifeste son enthousiasme, est toutefois susceptible de mettre en péril les droits humains. Au nombre de ceux-ci, on compte des atteintes croissantes à la vie privée, la marchandisation générale des données personnelles, le ciblage par des algorithmes, ainsi que la falsification d'informations ou encore la manipulation des faits (15). De nombreux usagers exposent plus ou moins volontairement et de manière croissante leurs données à caractère personnel, sans nécessairement prendre conscience des risques pour le respect de leur vie privée. Certes, ces pratiques sont souvent la transposition numérique d'atteintes aux droits déjà anciennes, mais le développement de l'Internet leur donne une dimension nouvelle, qui appelle de nouvelles normes et de nouvelles actions. L'encadrement de ces pratiques s'avère donc nécessaire pour éviter toute intrusion abusive dans la vie privée des individus, et pour garantir le droit à connaître l'usage qui est fait des données personnelles collectées. Aussi, les progrès du numérique nécessitent de nouvelles règles, le renforcement de certains droits et donc une certaine révolution sociétale (16) et juridique, afin d'être en mesure de gérer toutes les problématiques que la déterritorialisation est susceptible de générer (17).
7. En qualité d'institution nationale de promotion et de protection des droits de l'homme, et afin d'éclairer les travaux des pouvoirs publics à l'heure de l'entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD) (18), la Commission nationale consultative des droits de l'homme a souhaité s'autosaisir de ces enjeux. La CNCDH se fonde tout d'abord sur le postulat selon lequel les données produites et communiquées par une personne lors de son utilisation des outils numériques constituent le prolongement de cette personne (19). De la même manière, les droits de la personne sur ses données relèvent des droits de la personnalité, et non de du droit de propriété. La CNCDH critique toute patrimonialisation des données personnelles, même au nom d'une vie privée active.
8. L'application en mai 2018 du règlement européen entraînera en effet la modification du cadre juridique français et, en particulier, des dispositions de la loi fondatrice du 6 janvier 1978 dite " informatique et libertés " dont les intuitions sur la protection de la vie privée étaient prémonitoires. Ce règlement, qui remplacera la directive du 24 octobre 1995 est d'application directe. Mais, le RGPD laisse des marges significatives de liberté aux législateurs des Etats membres de l'Union européenne (UE) qui, si elles étaient pleinement exploitées, permettraient à ce nouveau cadre de mieux protéger les droits de l'homme en territoire numérique. La CNCDH regrette à ce titre que le projet de loi, auquel il appartenait de définir ces aménagements, soit conçu et présenté aux assemblées dans la précipitation. Procédure accélérée, habilitation à procéder par ordonnance, impréparation des administrations territoriales et centrales : l'engagement tardif du Gouvernement sur ce dossier n'a pas permis de conduire une réflexion approfondie, alors même que le règlement appelait à des arbitrages d'ordre éthique et philosophique. La nécessité d'une réflexion fondamentale dépasse le cadre du RGPD. Si le cadre juridique posé par la loi de 1978 était un outil robuste et précurseur, amélioré d'ailleurs à plusieurs reprises, à l'heure du " big data " et compte tenu de l'ampleur des progrès numériques, il apparaît toutefois dépassé.
9. C'est ce que le règlement de 2018 tente d'appréhender. Aujourd'hui, la trajectoire mondiale de la donnée est délicate à cartographier et, précisément, il est difficile de savoir entre les mains de qui elle viendrait à tomber. Il est également devenu délicat d'anticiper quelles données...

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