Avis sur la prévention de la radicalisation

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0077 du 1 avril 2018
Record NumberJORFTEXT000036758063
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Date de publication01 avril 2018

(Assemblée plénière du 18 mai 2017 - Adoption : unanimité, cinq abstentions)

1. La lutte contre la " radicalisation " est devenue un objectif prioritaire des politiques publiques, jouissant en outre d'une vaste couverture médiatique. Elle fonde aujourd'hui des dispositifs législatifs et administratifs d'ampleur tels que le plan d'action contre la radicalisation du 9 mai 2016, contenant 80 mesures plus ou moins nouvelles, relatives au renseignement, à la sécurité publique, l'éducation ou la politique de la ville. Ces mesures mettent en cause le respect des droits et libertés fondamentaux alors même qu'elles ne reposent pas sur une conception solide et éprouvée du concept de " radicalisation ", mais essentiellement sur un objectif de prédiction des comportements dans le but d'éviter tout acte terroriste. Il en découle un profond changement de perspective dès lors qu'il n'est plus seulement question de prévenir à proprement parler la commission d'une infraction terroriste, mais plutôt de détecter des personnes susceptibles de basculer dans une idéologie qui pourrait les amener, à terme, à s'engager dans un projet d'action violente.
Cette politique de détection s'accompagne de mécanismes dits de " contre-radicalisation " qui risquent d'atteindre aux droits et libertés fondamentaux.
2. La CNCDH a dès lors décidé de s'auto-saisir de ces questions afin de proposer des recommandations en faveur de mesures plus respectueuses de ces derniers.
3. A titre liminaire, il convient de préciser que la CNCDH ne reprend pas à son compte les termes de " radicalisation ", de " processus de radicalisation " et de " contre-radicalisation " tels qu'ils sont utilisés par les pouvoirs publics (1) puisque c'est précisément leur insuffisante conceptualisation qui est responsable des dangers véhiculés. Néanmoins, pour favoriser la compréhension des alertes adressées au Gouvernement, il en sera fait usage, par commodité rédactionnelle, sans qu'ils soient toujours placés entre guillemets.
4. La CNCDH ne néglige pas le besoin de donner une réponse aux attentats terroristes qui se sont succédé en France et ailleurs ces dernières années. La nécessité de les prévenir est impérieuse tout comme la préoccupation de répondre aux demandes de l'opinion publique, largement relayées par les médias. Sans doute faut-il répondre aussi au désarroi des parents dont les enfants présentent des signes de radicalisation. Cela ne doit cependant pas conduire les pouvoirs publics à élaborer des dispositifs qui impliquent des restrictions disproportionnées des libertés et des effets stigmatisants pour une partie de la population, ayant un impact dévastateur à terme sur la cohésion sociale. Bien au contraire, lorsque l'Etat de droit est menacé, il doit montrer sa capacité à résister à des tentations sécuritaires aveuglantes.
5. La CNCDH ne méconnaît pas non plus, face à une problématique nouvelle, le besoin de construire par une politique des petits pas des réponses adaptées qu'il convient d'expérimenter. Lors de son audition à l'Assemblée nationale, M. L. Granier de l'Unité de coordination de lutte anti-terroriste (UCLAT) reconnaissait lui-même que, pour la gestion du fichier des personnes radicalisées (2), " les choses se sont faites rapidement et tout le monde réfléchit en marchant " (3). La CNCDH salue l'initiative du secrétaire d'Etat chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, au lendemain des attentats du Bataclan, de demander à l'alliance ATHENA (4) d'engager des recherches en la matière. Elle espère que les pouvoirs publics sauront tirer profit des propositions que cette dernière a formulées en mars dernier (5).
6. Pour l'heure, les politiques publiques reposent sur une conception de la radicalisation insaisissable (6). L'apparition dans le débat public des termes de " radicalisation ", " radicalisation religieuse ", " processus de radicalisation ", " en voie de radicalisation ", " radicalisation violente ", attestent d'ailleurs de la volatilité du concept. En 2006, le rapport des universitaires à la commission européenne (GERCEV) soulignait déjà le manque de validité scientifique du concept de radicalisation au titre de la prévention du terrorisme. Il insistait sur le fait que les personnes impliquées viennent de milieux différents, subissent des processus divers et sont influencées par une combinaison de motivations multiples. Il remettait en cause l'idée qu'il soit possible de prédire l'évolution d'une personne. La publication du rapport a malheureusement été refusée par la Commission européenne (7). D'autres travaux, issus de groupes d'experts issus du monde de la sécurité, divergeaient dans leurs résultats en suggérant la possibilité de fournir des " profils types " de personnes susceptibles de se radicaliser. On peut déplorer une marginalisation du discours universitaire en ce domaine au profit des " experts en sécurité " plus en ligne avec les demandes des services de renseignements. Ainsi, lorsque, en 2014, la France a confié au comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), la prévention de la radicalisation, elle a repris les thèses des experts en sécurité sans en éprouver au préalable la pertinence scientifique. Pourtant, à cette date, le recul était suffisant pour faire un bilan des programmes mis en place en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux Pays-Bas notamment, sur le fondement des préconisations formulées en 2006 par la Commission européenne.
7. Les pouvoirs publics, le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) en tête, ont ainsi adopté une conception de la radicalisation contestée et contestable. S'inspirant de la définition qu'en a donnée le sociologue Farhad Khosrokhavar (8), le CIPDR retient trois caractéristiques cumulatives de la radicalisation : " un processus progressif, l'adhésion à une idéologie extrémiste, l'adoption de la violence " (9). L'action du CIPDR en matière de prévention de la radicalisation, qui est arrimée à la prévention des actes de terrorisme, repose en réalité sur le présupposé qu'il existe un continuum nécessaire entre l'adhésion à une idéologie et une action violente.
8. C'est ce présupposé qui implique et justifie l'élaboration des grilles de détection des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation. Les indices de basculement contenus dans ces grilles, en couvrant un spectre très large de comportements, témoignent d'une volonté d'agir le plus en amont possible de l'action violente. Leur repérage est complexe et favorise en pratique l'extension du champ des suspects au-delà de ce qui est nécessaire à la lutte contre le terrorisme. En outre, certains de ces indices témoignent de la focalisation des pouvoirs publics sur la radicalisation islamiste (10), alors que de nombreux pays (Canada, Allemagne, Danemark, Norvège par exemple) se préoccupent de toutes les formes de radicalités (11). La mise en place de ces grilles de détection s'accompagne, d'un point de vue institutionnel, d'un débordement des services de renseignement dans le domaine de l'action sociale, qui risque d'être contre-productif pour la prévention de la radicalisation.
9. Les réponses institutionnelles apportées à la détection des personnes radicalisées varient en fonction du degré de radicalisation constaté. D'un côté, les politiques dites de contre-radicalisation visent à faire sortir d'une idéologie, sans qu'il y ait eu nécessairement de passage à l'acte, au risque de favoriser un glissement vers une police des pensées et un traitement stigmatisant, voire discriminatoire à l'égard des musulmans. D'un autre côté, la notion de radicalisation a également des répercussions parfois inquiétantes sur la police administrative et le droit pénal. En s'attachant à lutter contre des convictions idéologiques ou religieuses, les pouvoirs publics s'engagent dans le champ des limites aux libertés, de conscience ou de religion.
10. En fin de compte, les pouvoirs publics mettent en place un filet de détection trop étendu au regard de ce qui est requis par l'objectif de lutte contre le terrorisme (I), puis proposent des dispositifs de prise en charge qui sont non seulement coûteux (12), souvent inadaptés et à l'origine d'atteintes disproportionnées aux libertés, mais qui risquent encore d'être contre-productifs (II).
I. - La détection des personnes " radicalisées "
11. Les phénomènes visés par le concept de radicalisation, tel qu'il est utilisé par les pouvoirs publics, couvrent un spectre très large d'agissements allant d'un changement vestimentaire ou pileux, à un projet d'attentat. Les grilles de détection mises en place par les ministères de l'intérieur et de la justice pour objectiver la radicalisation d'un individu relève d'une logique prédictive très incertaine et potentiellement discriminatoire. Plus généralement, la prévention de la radicalisation menée par les pouvoirs publics repose sur une logique de surveillance susceptible de parasiter les missions traditionnelles exercées par un certain nombre de professions tournées vers l'éducation et le travail social. De surcroît, une telle approche, dominée par les impératifs du renseignement, risque d'être contre-productive en détournant les jeunes radicalisés de tout contact institutionnel.
A. - Une approche par indices sujette à caution
12. Sous couvert d'un concept formulé en termes vagues, l'objectif des pouvoirs publics et des acteurs impliqués dans la " prévention de la radicalisation " est d'identifier les personnes " radicalisées ", ou en " phase de radicalisation ", le plus précocement possible. La logique de détection ainsi à l'œuvre s'accommode difficilement en pratique d'une notion aux contours incertains. Plusieurs administrations ont par conséquent mis en place des " indicateurs de basculement " (13) afin de guider l'action des agents publics chargés de repérer les situations à risque, qu'elles concernent les personnes détenues ou les jeunes.
Des dispositifs de détection par indices
13. Dans...

Pour continuer la lecture

SOLLICITEZ VOTRE ESSAI

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT