Avis sur le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0287 du 10 décembre 2016
Date de publication10 décembre 2016
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Record NumberJORFTEXT000033560422

(Assemblée plénière - 26 mai 2016 - Adoption : 24 voix " pour ", une voix " contre ", une abstention)

1. Le 30 mars 2016, un projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique a été adopté en conseil des ministres. Aux termes de l'Exposé des motifs, ce texte " vise à permettre de porter la législation française en la matière aux meilleurs standards européens et internationaux " (1). D'emblée, la CNCDH ne peut que se réjouir d'une telle initiative qui va indéniablement dans le sens du renforcement de l'Etat de droit. En effet, la commission considère que la corruption est une menace pour la prééminence du droit, porte atteinte aux principes d'égalité et de sécurité juridique, introduit une part d'arbitraire dans le processus décisionnel et a un effet dévastateur sur les droits de l'homme (2). Corrélativement, " l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements ", comme l'énonce le Préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dès sa première phrase.
2. A cet égard, la CNCDH, sur la base de nombreuses études, part du constat selon lequel les atteintes à la probité publique et la grande délinquance économique sont aujourd'hui très insuffisamment poursuivies et sanctionnées en France (3). Comme l'ont montré de multiples travaux scientifiques, la criminalité en " col blanc " est soumise, de facto, à une répression étatique moins sévère que la criminalité de droit commun (4). Compte tenu des moyens d'organisation, de dissuasion et de défense très importants dont, par définition, peuvent bénéficier les décideurs publics et économiques, la CNCDH estime que cette forme de délinquance doit être soumise à des dispositifs de prévention et de répression renforcés, à la fois effectifs et efficaces (5). Un manque d'ambition en la matière contribue à pérenniser une vaste " zone grise " où prospèrent des comportements jouant aux marges du civisme et de la légalité (6), ce qui, comme l'écrit Pierre Lascoumes, " entretient la défiance à l'égard des institutions et des activités politiques : on est ici au cœur du désenchantement citoyen " (7).
3. Toutefois, si la lutte contre les atteintes à la probité publique et la grande délinquance économique nécessite des outils juridiques et des moyens adaptés, il est nécessaire de garder une approche équilibrée et graduée. Comme l'affirme la Cour européenne des droits de l'homme, si " la défense de l'ordre et de la prévention des infractions pénales " telles que " le blanchiment de capitaux et les infractions pénales associées " sont des buts légitimes dans une société démocratique au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, les moyens mis au service de ces buts ne doivent pas porter une atteinte disproportionnée aux droits et libertés fondamentaux (8). C'est dans cet esprit que la CNCDH, conformément à son mandat, formulera un certain nombre de recommandations destinées à renforcer les garanties apportées par le projet de loi aux droits et libertés. Avant d'aborder les questions de fond soulevées par le projet de loi, la CNCDH formulera plusieurs observations sur l'élaboration de ce texte et la méthode retenue.
4. Première observation, le Gouvernement a, le 30 mars 2016, engagé la procédure accélérée. A cet égard, la CNCDH ne peut que réitérer sa ferme opposition à la mise en œuvre de cette procédure dans des matières aussi sensibles pour les droits et libertés que celles abordées dans le projet. Certes la commission n'ignore pas que la réforme constitutionnelle de 2008 a entraîné une réduction du temps parlementaire consacré à l'examen des projets de loi ce qui, en pratique, conduit le Gouvernement à mettre en œuvre plus fréquemment la procédure accélérée. Cependant, celle-ci ne permet pas un fonctionnement normal du Parlement, dès lors qu'elle restreint considérablement le temps de réflexion et de maturation nécessaire au débat démocratique, et nuit, par ricochet, à la qualité de la loi (9). Pour la CNCDH, cette procédure présente assurément un intérêt dans des circonstances exceptionnelles justifiant l'adoption d'une loi en urgence. Elle déplore néanmoins que de nombreux textes dont le caractère urgent n'est pas avéré et portant sur des sujets relatifs aux droits et libertés fondamentaux soient adoptés selon cette procédure (10).
5. Deuxième observation, le présent projet de loi intervient après la loi n° 2007-1598 du 13 novembre 2007 relative à la lutte contre la corruption, la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Cette succession de réformes dans les domaines de la délinquance économique et de la probité publique révèle malheureusement l'extrême segmentation des sujets traités et, trop souvent, une absence de réflexion d'ensemble (11) face à un problème systémique (12). Dans son avis du 27 juin 2013 sur la probité de la vie publique, la commission déplorait déjà ce manque de méthode en insistant sur ses conséquences, à savoir : " un empilement peu lisible de dispositifs juridiques de sources diverses, voire à quelques incohérences. Elle conduit à la multiplication d'instances aux compétences concurrentes, a priori sans moyens supplémentaires, et parfois à l'adoption de mesures symboliques sans portée normative " (13).
6. Troisième observation, cette élaboration à un rythme effréné de projets de loi ne permet pas une évaluation complète et rigoureuse du droit en vigueur, afin que soit établi un bilan de la pertinence et de l'efficacité des mesures existantes (14). Depuis la révision constitutionnelle de 2008, ces textes doivent en effet être accompagnés d'une étude dite d'impact " définiss[ant] les objectifs poursuivis par le projet de loi, recens[ant] les options possibles en dehors de l'intervention de règles de droit nouvelles et expos[ant] les motifs du recours à une nouvelle législation " (15). La CNCDH insiste sur l'importance qu'elle attache à cette évaluation en relevant, à l'instar du Conseil d'Etat (16), la pauvreté de l'Etude d'impact accompagnant le projet de loi, bien souvent trop succincte, voire laconique, sur les raisons motivant les modifications envisagées du droit existant. Par exemple, il aurait été utile de disposer d'éléments objectifs permettant d'évaluer le coût pour les entreprises de la mise en œuvre de l'article 8 du projet de loi (17) qui, en s'inspirant notamment du droit britannique (18), prévoit de mettre à la charge de certaines sociétés ou groupe de sociétés (19) et de leurs représentants, une obligation de prévention contre les risques de corruption.
7. Quatrième observation, alors qu'une évaluation complète et rigoureuse du droit existant contribuerait à améliorer la qualité de la loi, la succession des textes, sans un tel travail préalable, rend le droit trop souvent imprécis, voire indéchiffrable et contradictoire (20). La simple lecture du projet de loi montre que le texte est complexe, extrêmement touffu et difficile d'accès. Elle révèle en outre une manière de légiférer incessamment conduisant à retoucher des pans entiers du droit :

- tantôt de manière substantielle ;
- tantôt a minima, avec néanmoins une portée beaucoup plus large que ce que laisse percevoir à première vue le peu d'importance de la modification textuelle.

Surtout, la CNCDH relève que la technique du renvoi législatif est employée de manière récurrente, rendant malaisée la compréhension du projet de loi, dès lors que le lecteur doit se référer simultanément à plusieurs textes pour tenter de saisir le sens des nouvelles dispositions. Cela est flagrant à l'article 7 relatif aux lanceurs d'alertes, qui devront maîtriser de nombreuses dispositions du droit dérivé de l'UE afin de savoir s'ils peuvent ou non signaler un manquement professionnel aux autorités de contrôle. Dans ces conditions, l'accessibilité et la prévisibilité de la loi, c'est-à-dire sa qualité, sont mises à mal. Par ricochet, l'effectivité des nouvelles dispositions n'est pas assurée.
8. Cinquième et dernière observation, en raison de cette procédure accélérée, la CNCDH n'a pu remplir de manière efficace sa mission consultative de gardienne des droits et libertés fondamentaux, qui implique de pouvoir éclairer le Gouvernement et les deux assemblées parlementaires en temps utile. En raison des délais extrêmement brefs et de l'importance quantitative du projet de loi, la commission doit se contenter de formuler des commentaires et recommandations sur quelques articles seulement de ce texte.
Elle insistera tout particulièrement sur la nécessité :

- de mettre en place une agence indépendante et efficace pour prévenir et aider à la détection de la corruption (I.) ;
- de renforcer la protection des lanceurs d'alerte (II.) ;
- d'encadrer l'activité des représentants d'intérêts cherchant à influer sur la prise de décision publique (III.) ;
- d'ajouter la CNCDH à la liste des autorités administratives indépendantes figurant à l'article 11 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique (IV.).

I. - Mettre en place une agence indépendante et efficace pour prévenir et lutter contre la corruption

9. L'article 1er du projet de loi prévoit qu'un " service à compétence nationale placé auprès du ministre de la justice et du ministre chargé du budget est chargé de prévenir les faits de corruption, de trafic d'influence, de concussion, de prise illégale d'intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme, et d'aider à leur détection par les autorités compétentes et les personnes concernées ". La création de ce service intervient après que l'OCDE a mis en exergue un certain nombre de défaillances dans la mise en œuvre de l'arsenal législatif français de lutte contre la corruption ainsi que le faible nombre de poursuites pénales engagées...

Pour continuer la lecture

SOLLICITEZ VOTRE ESSAI

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT