Avis sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0136 du 14 juin 2014
Record NumberJORFTEXT000029075447
CourtCOMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L'HOMME
Date de publication14 juin 2014



(Assemblée plénière - 22 mai 2014)


1. Le 4 décembre 2013, l'Assemblée nationale a adopté en première lecture une proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel (1). Ce texte, qui a reçu le soutien du Gouvernement, se présente comme l'aboutissement d'un travail approfondi sur la question de la prostitution mené notamment par la mission d'information sur la prostitution en France. Cette mission, constituée au sein de la commission des lois de l'Assemblée nationale, a rendu en avril 2011 un rapport intitulé « Prostitution : l'exigence de responsabilité. Pour en finir avec le plus vieux métier du monde » (2). Ces travaux ont conduit à l'adoption par l'Assemblée, à l'unanimité, le 6 décembre 2011 d'une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution (3). A la suite de cette résolution, deux rapports parlementaires reposant sur des logiques distinctes ont été adoptés à l'automne 2013, l'un rédigé par la délégation aux droits des femmes de cette même Assemblée sur « le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel » (4) ; l'autre émanant du Sénat sur « la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées : inverser le regard » (5). Ainsi qu'il ressort de son intitulé et de son exposé des motifs, la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale, qui devrait être débattue au Sénat avant l'été, s'inscrit dans la ligne du premier de ces deux rapports, à savoir la lutte contre la prostitution ; une prostitution appréhendée en tant qu'élément d'un système dans lequel elle se trouve intrinsèquement liée à la traite et à l'exploitation des êtres humains.
2. Au regard de la mission qui lui est impartie de protection des libertés et droits fondamentaux, la Commission nationale coαutonsultative des droits de l'homme (CNCDH) a jugé nécessaire de s'autosaisir de cette proposition de loi qui s'attache à combattre la traite et l'exploitation des êtres humains, car elles sont à l'origine de violations des droits de l'homme parmi les plus graves. Soucieuse de la lutte contre ce fléau, la CNCDH ― qui a déjà, à l'issue d'une importante étude menée en 2009 sur ce sujet, rédigé un avis riche de 94 recommandations (6) ― se félicite d'un certain nombre d'avancées de la proposition de loi, relatives notamment à la prévention et à la lutte contre la traite et l'exploitation ainsi qu'à la prise en charge des victimes. Elle regrette toutefois que certaines de ces avancées demeurent limitées et recommande, au terme d'une longue réflexion enrichie par les auditions de très nombreux acteurs de terrain, l'abandon de certaines dispositions. Elle entend aussi contribuer, par son avis, à éclairer le débat et à l'apaiser, car comme l'a relevé le Sénat dans son rapport précité, « peu de sujets soulèvent autant de controverses et de passions que celui de la prostitution. Chacun semble en avoir une idée précise, soit pour la condamner comme une violence faite aux femmes, soit pour la défendre comme la traduction de la libre disposition du corps humain. Parce qu'elle renvoie à deux sujets tabous entre tous que sont la sexualité et l'argent, la prostitution suscite à la fois des réactions de rejet et de fascination qui semblent empêcher toute construction d'un discours apaisé susceptible d'être partagé par le plus grand nombre » (7).
3. L'exposé des motifs de la proposition de loi inscrit le texte dans une approche abolitionniste de la prostitution, mais les auditions réalisées par la CNCDH ont montré que le mouvement abolitionniste est loin d'être unifié, et qu'en son sein les approches peuvent être très divergentes (8). Il convient donc d'être prudent dans l'usage des termes. C'est pourquoi la CNCDH estime utile de préciser le sens attribué à la doctrine abolitionniste par rapport aux doctrines prohibitionniste et réglementariste :
― le prohibitionnisme correspond à l'interdiction pénale de la prostitution, à sa définition comme une infraction et donc à la sanction de tous ses acteurs (le client, la personne prostituée, l'éventuel proxénète). Il a pour objectif l'éradication de la prostitution ;
― le réglementarisme repose sur l'existence d'une réglementation légale et/ou administrative de la prostitution. L'exercice de cette activité est soumise à un certain nombre de conditions dont le respect est contrôlé par les pouvoirs publics (obligation d'inscription sur un fichier sanitaire et social, examens sanitaires réguliers, exercice limité à des lieux déterminés, etc.) (9) ;
― l'abolitionnisme vise originellement l'abolition du régime réglementariste. « Il s'agit de supprimer toute forme d'intervention de la puissance publique encadrant l'exercice de la prostitution » (10) (11). La CNCDH relève toutefois que la définition même de l'abolitionnisme est sujette à débats. Ces débats trouvent leur source dans l'ambiguïté du terme d' « abolitionnisme » et s'expliquent par l'histoire du mouvement abolitionniste. Né à la fin du xixe siècle en Angleterre, ce mouvement avait pour objectif de mettre un terme au corpus de règles qui contribuait à enfermer les prostituées (maisons closes, mise en carte sanitaire, fichiers de police, etc.). Mais dès cette époque, des débats se sont fait jour en son sein sur ce que devait être l'objectif de long terme : l'abolition de la réglementation, laissant libre court à une prostitution exercée sans contrainte, ou l'abolition de la prostitution elle-même, afin de protéger les personnes du « fléau » qu'elle constitue (12).
Au terme de ces définitions, elles-mêmes sujettes à débats au sein de la CNCDH, la proposition de loi, qui introduit des mesures répressives (interdiction de l'achat d'un acte sexuel, pénalisation des clients de personnes prostituées) et vise la suppression de la prostitution, paraît s'inscrire dans une logique plus prohibitionniste qu'abolitionniste.
4. La CNCDH a examiné la proposition de loi en s'attachant à prendre en compte la complexité et la diversité des phénomènes prostitutionnels, d'exploitation et de traite. S'il lui apparaît que le recours à la répression doit être limité à l'exploitation de la prostitution d'autrui et à la traite à cette fin ainsi qu'à la prostitution des mineurs et des personnes vulnérables, elle se félicite en revanche du volet social de la proposition de loi, qui tend à assurer à toute personne prostituée l'accompagnement adéquat garantissant à chacun la jouissance des droits reconnus à tous. Elle entend dès lors distinguer le volet répressif de la proposition de loi (I) de son volet social (II).


I. - Volet répressif


5. En France, la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains est souvent principalement considérée sous l'angle de la prostitution et des violences faites aux femmes. La proposition de loi ne déroge pas à cette approche. Elle s'inscrit dans le cadre de la lutte contre les violences faites aux femmes et, plus largement, de la promotion de l'égalité entre hommes et femmes. Mêlant les questions de traite des êtres humains en général, d'exploitation de la prostitution et de celle-ci en tant que telle, elle considère la prostitution comme un phénomène homogène. Elle se fonde par ailleurs sur le présupposé que toute forme de prostitution porte atteinte à la dignité humaine et constitue une violence faite aux femmes et aux personnes démunies ainsi qu'une exploitation des plus faibles (13).
6. Pourtant, le phénomène prostitutionnel est hétérogène et de surcroît particulièrement difficile à appréhender. Il couvre un ensemble large de pratiques sociales, dont on ne connaît ni l'étendue, ni les limites exactes, ni la diversité. La prostitution peut être « traditionnelle », de rue ou indoor, féminine, masculine ou transgenre, régulière ou occasionnelle, etc. Cette hétérogénéité témoigne du fait qu'il n'y a pas « d'état de prostitution », mais des « situations de prostitution ».Il convient donc de parler de personnes prostituées et non de prostitution. Par ailleurs, « l'examen de la diversité des situations de prostitution fait apparaître des degrés très variables dans la contrainte ou au contraire dans la liberté » (14). Cette gradation entre contrainte et liberté ne peut être ignorée car elle se traduit de façon concrète en termes de pratiques, de risques sanitaires, de violences, et de vulnérabilité. Elle exclut donc que l'on parle de « système prostitutionnel » pour désigner de manière globale la situation des personnes prostituées. En revanche, il existe bien un système, mais c'est un système d'exploitation et de traite à cette fin, qui touche l'ensemble des activités humaines et qui est le fait d'individus ou de groupes organisés, y compris des réseaux mafieux très puissants, à l'échelle nationale ou internationale. La CNCDH entend à cet égard rappeler que l'exploitation et la traite ne sont pas le propre de l'exercice de la prostitution et touchent tous les secteurs d'activité (15).
7. La CNCDH estime, en s'appuyant notamment sur les rapports du Sénat et de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) (16), que le texte législatif doit prendre en compte cette complexité et cette diversité des situations de prostitution afin d'y apporter les réponses les plus adéquates. Une telle approche conduit à distinguer, d'une part, la prostitution en tant que telle (activité légale en France, sous réserve du respect de l'ordre public et de l'exception du recours à la prostitution des mineurs et des personnes vulnérables) et, d'autre part, l'exploitation de la prostitution d'autrui ainsi que la traite à cette fin, activités lourdement pénalisées aussi bien au niveau national qu'international. Aussi convient-il d'examiner successivement les dispositions de la proposition de loi relatives à la répression pénale de la traite et de l'exploitation (A), et celles relatives à la répression pénale de la prostitution (B).


A. ― La répression pénale de la traite et de l'exploitation


8. La CNCDH salue l'intention du législateur d'adapter le cadre juridique de la lutte...

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