Saisine du Conseil constitutionnel en date du 22 décembre 2017 présentée par au moins soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2017-758 DC

JurisdictionFrance
Record NumberJORFTEXT000036339652
Date de publication31 décembre 2017
Publication au Gazette officielJORF n°0305 du 31 décembre 2017
Enactment Date22 décembre 2017

LOI DE FINANCES POUR 2018

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,
Les sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi de finances pour 2018 définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 21 décembre 2017. A l'appui de cette saisine, ils développent les griefs suivants :

I. - Sur l'article 5 prévoyant un dégrèvement de la taxe d'habitation sur la résidence principale

Le dégrèvement de la taxe d'habitation prévu à l'article 5 de la loi de finances pour 2018 consiste à alléger progressivement la taxe d'habitation sur la résidence principale pour les contribuables n'étant pas déjà exonérés ou dégrevés et dont le revenu fiscal de référence n'excède pas 27 000 euros pour la première part de quotient familial, majorée de 8 000 euros pour chacune des deux premières demi-parts et 6 000 euros pour chaque demi-part supplémentaire à compter de la troisième.
Ainsi, pour les foyers concernés, la taxe d'habitation sera abattue de 30 % en 2018 puis de 35 % en 2019 et enfin de 35 % en 2020. A partir de 2020, seuls 20 % des ménages continueront de payer la taxe d'habitation. Cette baisse concernera donc 80 % de ceux qui la paient aujourd'hui, soit 17,2 millions de foyers fiscaux, qui récupéreront ainsi 10,1 milliards d'euros.
L'Etat prendra en charge les dégrèvements en compensant les pertes pour les collectivités, mais seulement dans la limite des taux et abattements votés en 2017. En conséquence, les augmentations de taux décidées par les communes à partir de 2018 ne seront pas compensées par l'Etat et concerneront tous les habitants qui payaient la taxe d'habitation en 2017, y compris les nouveaux dégrevés.
Cette réforme de la taxe d'habitation contrevient à plusieurs principes garantis par la Constitution et dont le respect est assuré au travers d'une jurisprudence constante : le principe d'égalité devant les charges publiques, le principe d'autonomie financière des collectivités territoriales et le principe d'égalité entre les communes devant les charges publiques.
S'agissant du principe d'égalité devant les charges publiques, le législateur ne peut imposer à certaines catégories d'opérateurs économiques des sujétions disproportionnées (1). Il ne peut davantage imposer à une catégorie de personnes une charge à qui elle n'incombe pas normalement (2).
Néanmoins, l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'interdit pas de faire supporter à certaines catégories de personnes des charges particulières si deux conditions cumulatives sont satisfaites (3) : un motif d'intérêt général et l'absence de rupture d'égalité devant les charges publiques.
En l'occurrence, aucun motif d'intérêt général n'est précisé par l'article 5 de la loi de finances pour 2018 pour justifier le report de la taxe d'habitation sur 20 % des ménages français.
Par ailleurs, cette disposition méconnait le principe d'égalité devant les charges publiques.
En premier lieu, la réforme conduit à une situation où seuls 20 % des contribuables continueront de payer leur contribution, alors qu'inversement, 18 % environ des contribuables n'acquittaient pas de taxe d'habitation jusqu'à présent. A dépenses constantes et en moyenne nationale, la pression fiscale sur les ménages qui payeront la taxe d'habitation doublera. Rapportée à la charge fiscale globale, cette réforme pèsera sur 20 % des Français qui acquittent déjà 80 % de l'impôt sur le revenu, aggravant d'autant l'inégalité devant les charges publiques.
Eu égard à l'ampleur de cette mesure autant qu'au caractère aléatoire et discriminatoire de la limite fixée au regard du seul revenu imposable et sans prendre en compte les autres critères d'appréciation de la capacité contributive des contribuables concernés, cette disposition pourrait contrevenir à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Ainsi, le Conseil constitutionnel a jugé (4) qu'un taux de prélèvement de 50 % pour des revenus excédant 2,5 fois le SMIC, en dépit d'une majoration de ce plafond par personne à charge, constituait une rupture caractérisée d'égalité devant les charges publiques. Ses considérants 16 et 17 sont ainsi rédigés :
16. Mais considérant que l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dispose : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. " ;
17. Considérant que, si le principe ainsi énoncé n'interdit pas au législateur de mettre à la charge d'une ou plusieurs catégories socioprofessionnelles déterminées une certaine aide à une ou à plusieurs autres catégories socioprofessionnelles, il s'oppose à une rupture caractérisée du principe de l'égalité devant les charges publiques entre tous les citoyens. "
Ainsi, si l'article 13 de la Déclaration n'interdit pas au législateur de faire supporter à certaines catégories de personnes des charges particulières, en vue notamment d'améliorer les conditions de vie de certaines autres, il s'oppose à une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques entre tous les citoyens (5). Dès lors, quand il détermine l'assiette d'une imposition, le législateur, pour assurer le respect du principe d'égalité, doit fonder son application sur des critères objectifs et rationnels.
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a censuré, comme introduisant une rupture d'égalité caractérisée entre les contribuables, des différences de taux d'imposition de grande ampleur (6).
Ainsi a été déclarée anticonstitutionnelle la baisse de la CSG sur les bas salaires, parce qu'elle ne tenait pas compte des revenus autres que ceux tirés d'une activité, faisant peser, au même niveau de vie, un taux d'imposition de 7,33 % sur certains contribuables et de 8 % sur d'autres. De même, elle a été déclarée inconstitutionnelle parce que, ne prenant pas en compte les revenus des autres membres du foyer, la baisse de la CSG introduisait un écart de 1 % dans les taux de taxation supportés par des contribuables ayant les mêmes capacités contributives.
L'exonération de taxe d'habitation de 80 % des foyers créerait une rupture manifeste d'égalité devant les charges publiques entre tous les citoyens sans être fondée sur des critères objectifs et rationnels.
En effet, si les exonérations qui prévalaient jusqu'à présent, également fondées sur les revenus, visaient les personnes considérées comme manifestement défavorisées et disposant de revenus insuffisants pour leur permettre de faire face par elles-mêmes à leurs besoins élémentaires, la généralisation de cette exonération à 80 % de la population fixerait désormais une limite arbitraire de taxation, sauf à considérer que seuls 20 % de la population dispose d'un revenu suffisamment décent pour vivre, ce qui serait extrêmement inquiétant pour notre pays, et manifestement erroné. Au surplus, si le critère d'exonération restait le seul revenu fiscal, la situation de chaque contribuable serait ainsi évaluée de manière partielle, sans prendre en compte, par exemple, sa situation de patrimoine.
Plus généralement, il ne serait pas compréhensible qu'une telle exonération soit admise par le Conseil constitutionnel pour un impôt lié à l'habitation et non au revenu alors que dans sa jurisprudence (7), il a considéré que l'impôt de solidarité sur la fortune ne figurant pas au nombre des impositions sur le revenu, et cet impôt ayant vocation à frapper la capacité contributive que confère la détention d'un ensemble de biens et de droits, la prise en compte de cette capacité contributive n'implique pas que seuls les biens productifs de revenus entrent dans l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune.
En effet, de la même manière, en matière de taxe d'habitation il faut considérer que celle-ci a vocation à frapper la capacité contributive en fonction du logement occupé et des services locaux mis à la disposition de ses occupants, indépendamment de leurs revenus. Donc, sauf à prendre en compte les situations de réelle pauvreté, une exonération trop large de cette taxe ne saurait être admise.
En second lieu, d'après les données fournies par la direction de la législation fiscale à la commission des finances du Sénat, dans plus de 70 % des communes, la proportion de contribuables n'acquittant aucune taxe d'habitation sera supérieure à 90 %. Ainsi, sur 36 272 communes, 7 800 compteront moins de dix contribuables, 3 200 moins de cinq et 194 un seul contribuable. Une telle situation semble entrer en contradiction avec le principe d'égalité devant l'impôt.
Ainsi, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution le régime d'exonération prévu en matière de taxe carbone, qui revenait à exclure 93 % des émissions de dioxyde de carbone d'origine industrielle, hors carburant, au motif notamment qu'il constituait " une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques " (8).
De surcroît, la rupture d'égalité apparaît d'autant plus manifeste dans les 194 communes où un seul contribuable devra s'acquitter d'une contribution visant à financer des services publics utilisés par l'ensemble des habitants de la commune. Ce cas soulève également une autre difficulté : celle du vote d'un taux pour un seul habitant. Une hausse massive de taux pourrait ainsi concerner une seule personne et jeter la suspicion en cas de mésentente entre l'habitant et le maire. Cette situation crée manifestement une rupture d'égalité devant les charges publiques entre un seul habitant et tous les autres habitants de la commune ou de l'intercommunalité.
En conséquence, pour les raisons susmentionnées, l'article 5 de la loi de finances pour 2018 est contraire au principe d'égalité devant les charges publiques entre les citoyens.
Aux termes de l'article 72-2 de la Constitution, le principe de l'autonomie financière des collectivités territoriales est ainsi défini :
" Les...

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