Saisine du Conseil constitutionnel en date du 6 août 2002 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2002-461 DC

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF du 10 septembre 2002
Date de publication10 septembre 2002
CourtCONSEIL CONSTITUTIONNEL
Record NumberJORFTEXT000000410131



LOI D'ORIENTATION
ET DE PROGRAMMATION POUR LA JUSTICE


Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi d'orientation et de programmation de la justice telle qu'adoptée par le Parlement. Plusieurs dispositions de ce texte nous paraissent contraires à la Constitution.
A l'appui de cette saisine, nous développons les moyens et griefs suivants à l'encontre, en particulier, de l'article 3, des titres II, III et IV de la loi.


*
* *
I. - Sur l'article 3 de la loi


Cette disposition a pour objet de modifier l'article 2 de la loi du 22 juin 1987 en créant une procédure dérogatoire aux articles 7 et 18 de la loi du 12 juillet 1985, et en permettant que le contractant de l'administration puisse se voir confier la conception, la construction, l'aménagement d'établissements pénitentiaires ainsi que les fonctions autres que celles de direction, de greffe et de surveillance.
Les auteurs de la saisine partagent toute volonté de mettre en oeuvre l'ensemble des moyens nécessaires pour répondre à la cruelle question de la surpopulation carcérale et aux exigences d'une condition pénitentiaire respectant la dignité humaine.
Cependant, ils sont attentifs que les voies choisies ne s'affranchissent pas des règles s'imposant au législateur, sous couvert des meilleures intentions affichées.
En premier lieu, cet article, qui est le pendant de celui adopté dans le cadre de la loi d'orientation et de programmation de la sécurité intérieure, encourt la critique en ce qu'elle méconnaît le principe d'égalité qui implique la libre concurrence en matière de commande publique (décisions n° 2001-452 DC du 6 décembre 2001 et n° 2001-450 du 11 juillet 2001) et l'article 14 de la Déclaration de 1789.
D'une part, en dérogeant à la séparation des fonctions de maître d'oeuvre et d'entrepreneur, l'article critiqué revient sur un dispositif conçu pour assurer une plus grande transparence, donc une plus grande concurrence, dans l'accès à la commande publique et un meilleur emploi des deniers publics. Pire, en permettant qu'un marché alloti puisse faire l'objet d'une appréciation globale, il viole le principe d'égalité des candidats à la commande publique (voir sur ce point : « Instruction sur le nouveau code des marchés publics du 28 août 2001 », JO du 8 septembre 2001).
D'autre part, en faisant revivre, sans le dire, les marchés d'entreprise de travaux publics (METP), la disposition critiquée va limiter l'accès des petites et moyennes entreprises aux marchés dont il s'agit. C'est pour mémoire que l'on rappellera que ces METP réputés pour leur opacité ont fait l'objet de vives critiques de la part du Conseil d'Etat (rapport public 1993, page 73).
Or, rien dans la définition des missions en cause ne justifie qu'il faille écarter les PME de la conception ou de l'aménagement, par exemple, d'établissements pénitentiaires nouveaux. On se demande même pourquoi il faudrait que certaines fonctions pouvant être assumées par des personnes privées au sein des établissements pénitentiaires devraient être réservées à ceux qui les ont construits. Ce qui est la logique à laquelle conduit l'économie de l'article critiqué, les petites entreprises voyant l'accès à ces marchés fort limité.
Le principe d'égalité et son corollaire qu'est la libre concurrence sont atteints.
D'autant qu'en second lieu l'incompétence négative du législateur est patente.
Modifiant le régime de ces marchés particuliers qui touchent à des fonctions régaliennes et à la liberté individuelle des personnes détenues, le législateur devait prévoir toutes les garanties nécessaires.
Pourtant, c'est l'inverse qu'il a fait.
Dans l'article 2 de la loi de 1987 ainsi modifié, il était prévu que l'exécution de ces missions était faite selon « un cahier des charges approuvé par décret en Conseil d'Etat ». Cette garantie a disparu. Seule la référence au code des marchés publics demeure et encore pour l'assortir d'une exception en matière d'allotissement.
Au regard des particularités des missions pouvant être dévolues aux entreprises concernées, il était indispensable que le législateur épuise sa compétence.


II. - Sur le titre II de la loi


La loi soumise à votre examen porte, notamment, création d'une juridiction de proximité dans des conditions évidemment contraires à plusieurs règles de valeurs constitutionnelles. En particulier, les dispositions dont il s'agit méconnaissent les articles 34, 64 et 66 de la Constitution, le principe d'égalité devant la justice et ensemble les articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.
II-1. Les articles 7 et suivants de la loi critiquée créent un nouvel ordre de juridiction appelé « la juridiction de proximité » complétant le livre III du code de l'organisation judiciaire (partie Législative) et lui confère des compétences tant en matière civile que pénale. Ce juge unique inconnu à cette heure, dont on sait seulement qu'il sera un vacataire non professionnel, vient directement concurrencer les magistrats professionnels que sont les juges d'instance. Cette concurrence, qui fait regretter que des moyens conséquents n'aient pas été décidés aux bénéfices de magistrats de proximité dont les qualités professionnelles et humaines sont réputées et appréciées au quotidien par les justiciables, révèle, en premier lieu, l'incompétence du législateur ordinaire au regard des exigences combinées des articles 34 et 64 de la Constitution.
Le flou juridique entourant la réalité humaine de ces juridictions de proximité, et donc la manière dont la fonction judiciaire sera assumée par elles, encourt la censure.
Certes, la création d'un nouvel ordre de juridiction relève bien de la compétence du législateur ordinaire en application de l'article 34 de la Constitution (décision n° 61-14 L du 18 juillet 1961, Rec. 38). Il n'est pas moins certain que le législateur doit épuiser sa compétence lorsqu'il procède à une telle entreprise.
C'est ce qu'on doit déduire de votre décision du 21 décembre 1964 aux termes de laquelle, s'agissant alors de la désignation des assesseurs des tribunaux pour enfants, parmi les règles concernant la création de nouveaux ordres de juridictions « doivent figurer celles relatives au mode de désignation des personnes appelées à siéger en qualité d'assesseurs [...] ainsi que celles qui fixent la durée de leurs fonctions » (décision n° 64-31 L du 21 décembre 1964).
Autrement dit, la création d'un ordre de juridiction suppose que la nature et les principales caractéristiques professionnelles des magistrats appelés à siéger en son sein soient suffisamment précisées, ou déjà connues, pour que le législateur soit regardé comme ayant épuisé sa compétence au titre de l'article 34 de la Constitution. Dès lors que le nouvel ordre de juridiction emploie des magistrats dont le statut est déjà organisé conformément à la Constitution, il n'y a pas de difficulté de principe et le Parlement peut exercer la plénitude de ses pouvoirs.
C'est le cas le plus fréquent et, pour tout dire, le plus logique.
En revanche, si cette compétence ne peut être remplie au motif que le statut des magistrats relevant de la compétence de la loi organique au titre de l'article 64 de la Constitution n'existe pas encore, il s'ensuit que le législateur ordinaire n'est pas en mesure de créer ce nouvel ordre de juridiction en s'assurant que son organisation et ses compétences répondent aux exigences constitutionnelles d'impartialité, d'indépendance et d'égalité devant la justice.
En particulier, et l'on y reviendra, la dévolution d'une compétence en matière pénale, serait-elle limitée à certaines contraventions, à un juge vacataire non professionnel, sans que les garanties propres à l'exercice des fonctions de juger soient connues par le législateur au moment où il en décide, est constitutionnellement inconcevable.
En réalité, force est d'admettre que la création de ce nouvel ordre de juridiction, doté de compétences en matières civile et pénale, ne pouvait être décidée par la loi ordinaire avant que la loi organique soit venue préciser le statut des magistrats non professionnels appelés à y siéger.
Ce faisant, la violation des articles 34 et 64 de la Constitution est certaine et l'invalidation ne pourra manquer d'être prononcée.
II-2. En deuxième lieu, et en tout état de cause, la création de cette juridiction de proximité viole les articles 64 et 66 de la Constitution et le droit au juge tel que garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789.
Le droit pour chacun de voir sa cause, en matière civile ou pénale, entendue par un juge indépendant, impartial avec le bénéfice de toutes les garanties d'un procès équitable rejoint, à cet instant, le principe d'égalité devant la justice. Cela suppose que les justiciables ont le droit de voir juger leur cause en matière civile ou pénale par un ou des magistrats professionnels ayant embrassé la carrière judiciaire.
Or, ces juges de proximité, dont, encore une fois, le Parlement ignore les caractéristiques définitives, se substitueront à des juges professionnels ayant embrassé la carrière judiciaire, alors qu'ils auront, du point de vue du droit, le même office qu'eux.
Une telle hypothèse est tout simplement inconstitutionnelle.
D'une part, il méconnaît le rôle constitutionnellement garanti de l'autorité judiciaire.
Certes, votre jurisprudence reconnaît au législateur le pouvoir de prévoir un mode de recrutement exceptionnel et transitoire de magistrats motivé par la pénurie de personnel (décision n° 98-396 DC du 19 février 1998). Votre jurisprudence limite et encadre toutefois la part que ce type de recrutement peut prendre au sein de l'autorité judiciaire. Ainsi, dans votre décision du 21 février 1992, avez-vous précisé « que les fonctions de magistrat de l'ordre judiciaire doivent en principe être exercées par des personnes qui entendent consacrer leur vie professionnelle à...

Pour continuer la lecture

SOLLICITEZ VOTRE ESSAI

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT